Impacts du changement climatique sur l’aviation: Entretien avec Herbert Puempel

D’impressionnants efforts ont été déployés depuis quarante ans pour abaisser la consommation de carburant et donc les émissions de dioxyde de carbone (CO2) par le secteur aéronautique. Il est encore possible de diminuer les rejets de CO2 en prenant des mesures conformes aux nouveaux systèmes de gestion du trafic aérien et en profitant des innovations technologiques. La Commission de météorologie aéronautique (CMAé) aide les membres du secteur à adapter leurs activités compte tenu de l’évolution du climat.

Lors de sa session de juillet 2014, dont une partie s’est déroulée parallèlement à la Réunion météorologie à l’échelon division de l’Organisation de l’aviation civile internationale (OACI), la Commission a décidé de charger une équipe d’experts d’étudier certains problèmes liés à la science de l’atmosphère et au climat. Le Plan mondial de navigation aérienne de l’OACI et la mise à niveau par blocs du système de l’aviation définissent les perspectives sur 15 ans du système mondial de gestion de la circulation aérienne, en vue d’aider le secteur à relever les défis urgents de la croissance et des effets connexes sur l’environnement. La recherche en météorologie et en climatologie peut contribuer à la réalisation de ces perspectives en fournissant les meilleures estimations possibles des impacts potentiels du changement climatique. Les parties prenantes pourront ainsi prendre des décisions éclairées. L’OACI continuera d’analyser les mesures d’atténuation propres à réduire les émissions, tandis que l’OMM soutiendra les stratégies d’adaptation à long terme dans le secteur.

Herbert Puempel, président de l’Équipe d’experts de la CMAé pour l’aviation, la science et le climat, représente depuis 2000 l’OMM au sein du Comité de la protection de l’environnement en aviation de l’OACI. En expliquant aux parties prenantes l’incidence possible du changement climatique, il les a amenées à s’intéresser davantage aux risques pour le secteur aéronautique. Dans cet entretien, M. Puempel indique à quoi pourrait bientôt ressembler la navigation aérienne étant donné l’évolution des conditions atmosphériques.  

 

L’industrie aéronautique a-t-elle cerné les enjeux qui accompagnent le changement climatique?

La question des impacts du changement climatique sur l’aviation a été étudiée à la lumière des quatrième (2007) et cinquième (2014) Rapports d’évaluation publiés par le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat. Le but était de préciser les répercussions sur l’aviation en tant qu’acteur majeur du secteur des transports. Mais il fallait aller au-delà de l’interprétation des conclusions «générales» des deux Rapports d’évaluation et analyser dans le détail les aspects liés à la science et à l’exploitation. Plusieurs chercheurs sont en train de réaliser ce genre d’études spécialisées et nous pouvons aujourd’hui entrevoir les effets qu’auront les processus de grande ampleur comme les phénomènes de petite et de micro-échelle.

 

Quelles sont les conséquences des phénomènes de grande ampleur dus au réchauffement planétaire?

Les effets de l’élévation des températures en surface sur l’aviation ont été décrits de manière scientifique, à partir d’une solide compréhension des processus physiques en jeu dans le réchauffement. La hausse attendue des températures maximales, alliée dans certaines régions à une augmentation de l’humidité spécifique, pourrait nuire gravement aux opérations de décollage dans les aéroports situés en altitude ou disposant de courtes pistes, ce qui limiterait la charge utile ou le volume de carburant pouvant être emporté.

Les effets doivent encore être précisés selon la région, mais ils constitueront un problème majeur dans les aéroports implantés en altitude dans les zones subtropicales. Il sera moins efficace de planifier le départ des vols long-courriers quand il fait plus frais le soir et la nuit, comme on le fait aujourd’hui dans certaines régions (Moyen-Orient, plateaux d’Amérique centrale et du Sud); en effet, le refroidissement nocturne sera atténué là où une forte nébulosité, en partie causée par les traînées de condensation persistantes, est fréquente. Le réchauffement dû aux cirrus formés par les traînées de condensation, qui diminuent le refroidissement radiatif la nuit, pourrait constituer un autre problème. Le nombre d’heures de fonctionnement en sera encore réduit dans certaines parties du monde.

 

Toujours dans le cas des phénomènes de grande ampleur, quels risques l’élévation du niveau de la mer fait-elle peser sur le transport aérien?

L’élévation du niveau de la mer due au réchauffement de la planète (qui accélère la fonte des glaciers et des calottes glaciaires et provoque la dilatation thermique des océans) est bien comprise et attestée. Dans les régions de forte mousson, les tempêtes tropicales, la montée des eaux et les ondes de tempête associées à des cyclones extra-tropicaux plus intenses menaceront la viabilité des aéroports implantés sur le littoral si aucune mesure de protection n’est prise. Ces effets devraient être aggravés par les pluies diluviennes que déversent les tempêtes. Des inondations risquent de survenir si le ruissellement produit par les pluies se heurte à une marée de tempête, comme ce fut le cas au Myanmar pendant le cyclone tropical Nargis. Des connaissances hydrologiques, climatologiques et techniques sont nécessaires pour planifier correctement la construction d’aéroports dans ces régions.

 

Le secteur aéronautique est-il sensible aux phénomènes climatiques planétaires, comme El Niño, et quelles mesures d’adaptation pourrait-on prendre?

Climate change impacts on aviation/Adobe StockUne analyse approfondie du phénomène El Niño/Oscillation australe (ENSO), réalisée à l’aide des plus récents modèles du climat, semble aller dans le même sens que les études paléoclimatiques qui mettent en évidence une hausse de l’intensité des épisodes El Niño. L’épisode 2015-2016 pourrait s’inscrire dans cette tendance. Les effets puissants d’El Niño accentueront les sécheresses et les vagues de chaleur dans de nombreuses régions. Toutes ces conditions extrêmes auront de lourdes répercussions sur l’ensemble des modes de transport, y compris l’aviation.

Il faudra intensifier nettement la recherche pour saisir le rôle des variations saisonnières, interannuelles et décennales, qu’il s’agisse d’ENSO, de l’oscillation nord-atlantique ou d’autres phénomènes récurrents. Grâce au volume considérable de données issues des modèles climatiques, on a cherché à comprendre les conditions futures en analysant un nouvel état de quasi-équilibre qui devrait être atteint à la fin du XXIe siècle; à ce moment-là, le climat devrait s’être stabilisé à une température plus élevée compte tenu de la teneur accrue en CO2. Le nouvel état d’équilibre a été décrit au moyen de moyennes latitudinales et régionales des températures et des précipitations sur de longues périodes, de manière à isoler des signaux parfois divergents. Quoi qu’il en soit, beaucoup de prévisions établies au moyen de modèles mettent en évidence des infléchissements sensibles, par rapport au climat actuel, dans certains paramètres et certaines régions, par exemple la température dans la zone équatoriale du Pacifique.

Les mesures d’adaptation doivent tenir compte de l’état futur moyen ainsi que des valeurs extrêmes qui devraient survenir à l’échelle locale et régionale d’ici une décennie et plus. Il est possible que certaines de ces valeurs présentent déjà des caractéristiques que l’on ne s’attendait pas à voir régulièrement avant la fin du siècle.

Pour donner des indications fiables aux parties prenantes, les milieux scientifiques doivent analyser des scénarios types et tenter de décrire les impacts résultants. Pensons, par exemple, aux premiers signes d’une série de configurations des courants atmosphériques de grande amplitude et d’onde courte quand El Niño n’est pas présent. Au-dessus de l’Atlantique Est et de l’Europe, ces régimes se sont traduits de manière paradoxale par des chutes de neige abondantes et des températures hivernales basses sur la côte Est de l’Amérique du Nord et sur une grande partie de l’Europe. À l’inverse, le net déplacement vers le nord des courants d’ouest s’est accompagné de températures très douces pendant les années d’épisode El Niño intense, conditions sans doute plus proches de ce qu’indiquaient les prévisions antérieures basées sur des valeurs moyennes (pluies abondantes et vents forts aux latitudes Nord, sécheresse dans le bassin méditerranéen). La prépondérance de longues périodes d’ondes planétaires quasi stationnaires de grande amplitude pourrait persister même pendant ces années.

 

Qu’en est-il des répercussions éventuelles de phénomènes locaux qui nuisent à la sécurité des vols?

L’étude scientifique des répercussions qu’aura le changement climatique sur l’aviation se heurte là à un problème, car les phénomènes à fort impact présentent souvent une échelle spatio-temporelle très inférieure à celle que peuvent appréhender les modèles de prévision actuels. Le problème est accentué quand on utilise des modèles du climat, beaucoup plus généraux; il faut alors recourir de manière judicieuse à une réduction d’échelle, à un post-traitement statistique et à des méthodes perfectionnées de modélisation conceptuelle pour obtenir des résultats valides, au moins sur le plan statistique, pour les phénomènes de petite ou de micro-échelle. Cela vaut pour les conditions météorologiques à fort impact comme la convection et les effets qui en découlent, dont le cisaillent du vent à faible altitude, la grêle et la foudre, la turbulence orographique, la turbulence en air clair et près du sommet des orages, le givrage et le cisaillement du vent dans les couches inférieures, la faible visibilité et le plafond bas.

Il serait bon de mieux comprendre les processus physiques à l’origine des mouvements rotationnels de faible ampleur qui contribuent à réduire le cisaillement vertical du vent – que l’équipage et les passagers perçoivent comme des turbulences plus ou moins fortes. On sait par exemple que la turbulence en air clair, phénomène de micro-échelle, est causée par un cisaillement du vent à des échelles beaucoup plus vastes, qui pourrait être étudié à l’aide des modèles météorologiques et climatiques actuels. La recherche fondamentale doit s’intensifier pour comprendre ces effets d’échelle réduite, ce qui exige d’améliorer les observations de l’atmosphère et les données d’exploitation provenant des aéronefs (pour la turbulence, par exemple).

Un autre pan de la recherche s’intéresse à l’évolution des courants-jets sous l’effet du changement climatique. Dans chaque hémisphère, un courant-jet se forme et se maintient aux latitudes moyennes grâce à l’écart de température entre les régions polaires froides et les zones tropicales chaudes. Les modèles climatiques, les principes physiques et les observations par satellite indiquent tous que cet écart change de manière complexe. Il diminue au niveau du sol à cause du réchauffement des pôles et il augmente aux altitudes de croisière à cause du refroidissement de la basse stratosphère. Il est possible que l’évolution des configurations dominantes des courants-jets modifie les itinéraires de vol optimaux, la durée des trajets et la consommation de carburant. Il est également possible que le cisaillement accru dans les courants-jets aux niveaux de croisière réduise la stabilité de l’atmosphère et augmente les risques de turbulence en air clair.

 

La recherche établit-elle des liens entre l’évolution du climat et d’autres périls pour l’aviation, telles les conditions de givrage ou les tempêtes de sable et de poussière?

Le givrage de la cellule des aéronefs a toujours constitué un problème, surtout pour les avions régionaux qui disposent d’une puissance limitée et d’installations d’antigivrage rudimentaires. Il faut mieux comprendre le phénomène si l’on veut préciser les scénarios futurs. Plusieurs conditions doivent être remplies pour que se forment de grosses gouttelettes surfondues à une température située entre −4 et −14 °C. Parmi celles-ci figurent une grande quantité de vapeur d’eau, en général des zones de courants ascendants intenses d’échelle moyenne et une certaine teneur en aérosols qui font office de noyaux de condensation.

La tendance générale au réchauffement et l’augmentation de l’humidité à certaines latitudes, ainsi qu’une dynamique accentuée de la circulation, renforcent la probabilité que surviennent des conditions propices au givrage. Il en résulte aussi une extension vers le haut de la limite supérieure des couches de givrage, du fait des températures plus élevées.

À haute altitude, le givrage est dû à la présence d’une dense masse de glaçons très froids (moins de −50 °C) au voisinage du sommet de nuages convectifs dont la teneur en glace excède 5 g/m3 d’air. Sa fréquence devrait croître étant donné la formation de cumulonimbus plus intenses et l’élévation de la tropopause causée par la hausse des températures et de l’humidité dans les masses d’air tropicales. Les moteurs d’avion récents qui consomment moins d’énergie (mélange pauvre) semblent plus sujets à ces problèmes que les turbines anciennes, robustes mais énergivores.

Il convient d’étudier soigneusement les répercussions sur la sécurité et la régularité des vols qu’aura la hausse probable de la fréquence et de l’intensité des tempêtes de sable et de poussière imputable à l’allongement des périodes de sécheresse et au renforcement possible des vents aux latitudes subtropicales. Selon certains éléments, l’amélioration de l’efficacité des moteurs (en vue surtout de réduire la consommation spécifique de carburant!) aurait amené à plus de 1 600 °C la température à l’intérieur des chambres de combustion des engins les plus modernes. À ces températures, le silicate présent dans le sable et la poussière fondrait après avoir été aspiré dans le moteur; comme les cendres volcaniques, cela aurait une incidence sur la performance et sur les opérations de maintenance.

 

Le secteur du transport aérien devrait-il s’intéresser à la gestion des risques liés au changement climatique?

L’aviation est exposée aux phénomènes météorologiques qui surviennent près du sol, mais également au sommet de la troposphère et dans la basse stratosphère. C’est sans doute la branche des transports qui, de tout temps, a accordé le plus d’importance à la sécurité; elle est donc bien placée pour élaborer des méthodes avisées et équilibrées de gestion des risques.

Le transport aérien est probablement le seul moyen fiable d’intervenir après une grande catastrophe. Il ne serait pas réaliste, par exemple, de dégager ou de réparer des centaines de kilomètres de routes ou de voies ferrées, dans des zones aux prises avec des inondations, des glissements de terrain, des incendies ou des tempêtes, pour porter secours aux populations touchées. Les mesures d’adaptation et de gestion des risques doivent prêter une attention particulière au renforcement de l’infrastructure aéronautique afin de préserver un mécanisme d’intervention sûr et viable.

 

Comment la CMA é et le secteur de l’aviation entendent-ils formuler des orientations concrètes?

Les organisations internationales comme l’OACI et l’Agence européenne de la sécurité aérienne doivent élaborer des orientations concrètes et des modèles de bonne pratique en matière de gestion des risques. Toutes les parties concernées devraient être invitées à s’y joindre, des exploitants, pilotes, gestionnaires d’aéroport et fabricants d’équipement aux gouvernements et organismes nationaux de réglementation. Les scientifiques de diverses disciplines devraient être associés à l’exercice, de concert avec les experts de l’exploitation et de la sécurité. Il importera ensuite de revoir et d’actualiser régulièrement ces documents à la lumière des nouvelles données sur le changement climatique.

De nombreux échanges ont eu lieu ces derniers mois et ces dernières années entre les parties prenantes du secteur, dont le Comité de la protection de l’environnement en aviation de l’OACI, Eurocontrol, le Conseil international des aéroports et les constructeurs d’aéronefs et d’équipement aéronautique. De plus en plus d’acteurs souhaitent que se tienne prochainement un atelier multidisciplinaire pour la définition d’orientations en matière d’adaptation.

 

Footnotes

1 Research on the CAT regime changes with conclusive results has been conducted by Paul Williams and Manoj Joshi (www.met.rdg.ac.uk/~williams/publications/nclimate1866.pdf)

 

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