En janvier 2015, dans le noir absolu et par moins 40 degrés, des chercheurs se mettent en route pour l’océan glacé de l’Arctique. Leur but: mieux comprendre les changements imputables à la substitution de la glace ancienne et épaisse, qui résistait aux températures estivales, par une glace jeune et fine qui fond en grande partie l’été.
Ce phénomène a sans doute une incidence de grande ampleur sur les processus liés aux glaces de mer et aux interactions entre l’océan et l’atmosphère, dont les effets se font sentir bien au delà du climat de l’Arctique. Il pourrait exister un lien entre la diminution des glaces de mer et les conditions météorologiques extrêmes que subissent l’Asie et l’Amérique du Nord en hiver.
L’expédition norvégienne d’étude de la jeune glace de mer (N-ICE2015) a utilisé le navire de recherche Lance de l’Institut polaire de Norvège comme base dérivante au nord du Svalbard, afin d’établir un camp de recherche sur les glaces amincies de l’Arctique. Le camp, situé à proximité du navire à 83° Nord, flottait librement au gré des courants et permettait d’effectuer des mesures sur les glaces de mer, l’océan, l’atmosphère et l’écosystème. Environ 70 scientifiques de nombreuses disciplines et d’une dizaine de pays ont passé de 3 à 6 semaines à bord du navire pour tenter de comprendre comment le système arctique réagit aux bouleversements survenus ces dernières décennies, en s’attachant particulièrement aux interactions entre l’atmosphère, la glace et l’océan.
Les chercheurs ont dû relever de nombreux défis, outre la noirceur totale et la température extrême de la nuit polaire. La glace sur laquelle se trouvaient les instruments, à l’écart du navire pour ne pas biaiser les mesures, était loin d’être stable; elle se déplaçait sans cesse et a cédé à plusieurs reprises sous les pieds des scientifiques. Il a fallu lancer des opérations de sauvetage dans des conditions difficiles, rapporter les instruments sur le navire et remonter le camp de recherche sur un autre floe. Les ours blancs posaient une menace constante, tant pour les humains que pour le matériel. Curieux de nature, ils se sont glissés plusieurs fois dans le camp et ont «joué» sans ménagement avec l’équipement scientifique sous le regard amusé des spectateurs.
La glace sur laquelle se trouvaient les instruments, à l’écart du navire pour ne pas biaiser les mesures, était loin d’être stable et a cédé à plusieurs reprises sous les pieds des scientifiques.
Quel est l’impact des processus atmosphériques sur la banquise amincie?
Pour aider à répondre à cette question, une multitude d’instruments atmosphériques ont été mis en place sur le navire, mais aussi à l’écart sur la glace afin d’éviter les distorsions. On a, entre autres, mesuré les paramètres météorologiques à partir d’un mât de 10 mètres, le rayonnement ascendant et descendant en surface et les flux turbulents. Des radiosondes étaient lancées deux fois par jour pour connaître la température, l’humidité et les vents jusqu’à une altitude de 30 kilomètres. Le sodar (sonde acoustique servant de profileur du vent) installé au printemps a fourni des informations précieuses sur les mouvements verticaux dans la couche limite. La nébulosité a été mesurée au-dessus du navire à l’aide d’un célomètre; on a également utilisé un lidar, qui donne des indications sur les particules présentes à l’intérieur des nuages: gouttelettes d’eau, cristaux de glace ou les deux.
Au cours de l’hiver, plusieurs violentes tempêtes ont permis aux membres de l’expédition N ICE2015 d’étudier l’impact des cyclones aux hautes latitudes. Ces phénomènes apportent dans l’Arctique énormément de chaleur et d’humidité qui modifient le bilan énergétique sur de vastes étendues, par advection, rayonnement de réémission des nuages et brassage turbulent de la couche limite de l’atmosphère. La température et l’humidité augmentaient énormément quand les tempêtes approchaient du navire; à une occasion, la température en surface est passée de 40 °C à près de 0 °C en 48 heures. Les données sur le rayonnement en surface et les flux turbulents pendant ces phases de transition révèlent d’importantes variations du bilan énergétique en surface.
Il est également intéressant d’étudier la part des tempêtes arctiques dans la disparition des glaces de mer. Les vents qui soufflent à plus de 15 mètres par seconde pendant la plupart de ces tempêtes accentuent fortement les tensions en surface. Étant donné qu’une mince couche de glace risque davantage de se briser qu’une couche épaisse sous l’effet des vents et des vagues, les membres de l’expédition N ICE2015 ont étudié les phénomènes d’interaction avec la fine banquise; ils ont suivi le déplacement des tempêtes à l’aide de bouées et ont mesuré leur action sur les vagues à l’aide d’observations par satellite. Les bouées ont été déposées sur les glaces de mer, de manière à former deux réseaux, à plusieurs dizaines de kilomètres du navire Lance. L’opération a été réalisée à ski et à motoneige pendant la nuit polaire, par hélicoptère lorsque la clarté est revenue.
Les premiers résultats de l’expédition N-ICE2015 en ce qui a trait aux propriétés physiques des eaux et aux flux turbulents montrent qu’il existe une corrélation entre les tempêtes et l’accentuation des flux thermiques dans l’océan qui favorisent la fonte et la rupture de la banquise. Les océanographes étaient très désireux de savoir si les eaux plus chaudes de l’Atlantique contribuaient à la fonte en s’infiltrant sous la banquise. Outre les mesures effectuées à partir du navire, le phénomène de fonte a été étudié à l’aide de bouées autonomes dérivant avec les glaces, pour avoir une idée des conditions à plus grande échelle. La conjonction de tempêtes et de glaces relativement mobiles pourrait être l’un des mécanismes par lesquels la chaleur des eaux profondes accélère la fonte.
En comparaison, les conditions estivales ont été «calmes», l’activité synoptique a faibli et les vents ont fléchi. À l’approche de l’été, le bilan énergétique en surface est de plus en plus conditionné par le rayonnement solaire, lequel est largement fonction de la couverture nuageuse. Les premiers résultats indiquent que la nébulosité s’est accrue régulièrement, passant de 50 % environ en hiver (janvier-février) à près de 90 % en été (mai-juin). Les nuages jouent un rôle important et complexe dans le bilan énergétique lorsque la glace commence à fondre, parce qu’ils bloquent la lumière solaire mais augmentent nettement le rayonnement infrarouge incident; le gain lié à ce deuxième phénomène est souvent supérieur à la perte découlant du premier, en raison de l’albédo élevé de la neige (la majeure partie de la lumière solaire qui parvient à la surface est renvoyée vers l’espace). Le forçage radiatif dû aux nuages et les processus de la couche limite sont essentiels pour comprendre le bilan énergétique dans l’Arctique, mais ils restent difficiles à reproduire dans les modèles numériques du temps et les modèles couplés du climat. Les mesures réalisées pendant l’expédition N ICE2015 sur la couche limite et la nébulosité seront précieuses pour établir des comparaisons avec les résultats des modèles et les jeux de données atmosphériques issus de la réanalyse.
Il faudra des années aux scientifiques pour analyser et interpréter la multitude de données recueillies durant la campagne. Cela permettra de mieux comprendre les changements en cours, une prouesse dont se réjouissent tous ceux qui sont passés par le Lance entre les mois de janvier et de juin.
Les régions polaires et de haute montagne: une nouvelle priorité pour l’OMM

La disparition des glaces de mer dans l’Arctique à un rythme plus rapide que prévu, le trou qui se forme dans la couche d’ozone au-dessus de l’Antarctique, le recul des glaciers et le rôle déterminant que pourraient jouer les inlandsis du Groenland et de l’Antarctique dans l’élévation du niveau de la mer ne sont que quelques-unes des questions aux ramifications mondiales que posent les régions polaires et de haute montagne. Il ne fait aucun doute que ces changements révèlent les effets des activités humaines conduites ailleurs sur la planète et auront, s’ils se poursuivent, une incidence majeure sur l’ensemble des sociétés.
On comprend mieux aujourd’hui que la sensibilité des régions polaires a des retentissements dans l’ensemble du globe; c’est pourquoi le Congrès météorologique mondial a décidé que les régions polaires et de haute montagne constitueraient une priorité stratégique pour l’OMM. Le but est d’améliorer les services opérationnels de surveillance et de prévision météorologiques et hydrologiques dans les régions polaires, les zones de haute montagne et autres:

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en s’attachant à rendre opérationnelle la Veille mondiale de la cryosphère;
en mieux cernant l’incidence des changements dans ces régions sur les caractéristiques du temps et du climat à l’échelle planétaire;
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en faisant progresser les prévisions polaires dans le cadre du Système mondial intégré de prévision polaire (GIPPS).
*Norwegian Polar Institute
**Washington State University, U.S.A.