La prévisibilité au-delà de la limite déterministe

01 juillet 2012

par Brian Hoskins1

Le concept classique de limite déterministe est remis en question si l’on considère qu’il est possible d’améliorer sensiblement les méthodes de prévision à toutes les échelles de temps, à échéance de quelques heures à plusieurs décennies. Notre étude porte sur la prévision sans discontinuité du temps et du climat. Nous nous intéresserons aux phénomènes qui évoluent selon les échelles de temps pertinentes et à la prévisibilité de ces derniers ainsi qu’au biais produit par les conditions propres à des échelles de temps plus longues.


La prévision est-elle possible au-delà de la limite déterministe?

Le titre qui m’a été suggéré pour cette intervention reflète bien la contradiction apparente qui existe entre les tentatives actuelles, de plus en plus nombreuses, de prévisions à échéance de plusieurs mois ou saisons, voire davantage, et l’idée selon laquelle il est par essence impossible de prévoir l’état de l’atmosphère au-delà d’une quinzaine de jours. Cette dernière idée est solidement étayée sur le plan théorique et découle des travaux de Lorenz (1969).

Compte tenu du phénomène de sensibilité aux conditions initiales mis en évidence par Lorenz et développé dans le cadre de la théorie du chaos, les inévitables erreurs liées à ces conditions initiales doivent finalement influer sur l’écoulement à toutes les échelles de longueur. La thèse de la turbulence, basée sur l’observation d’une diminution relativement lente de l’énergie aux échelles réduites, part du principe que l’incertitude inévitable à ce type d’échelle influe sur les mouvements aux échelles supérieures et qu’en conséquence, cette incertitude se manifeste à toutes les échelles en un temps fini. Les expériences mettant en oeuvre des modèles mondiaux de prévision à haute résolution semblent indiquer qu’aucune prévision déterministe n’est possible au-delà de deux semaines, même aux plus grandes échelles, dans l’atmosphère.

Toutefois, on dispose également d’indications sur des phénomènes et des structures atmosphériques qui présentent de la consistance au-delà de ce que laisseraient prévoir les thèses du chaos et de la turbulence. Ainsi, environ tous les 26 mois, les vents équatoriaux dans la stratosphère changent de sens, les vents d’ouest devenant des vents d’est et inversement. Les anticyclones de blocage aux latitudes moyennes ont tendance à persister, et leur structure demeure quasi inchangée sur un grand nombre de cycles de vie types des dépressions et anticyclones au niveau synoptique. Dans ces conditions, la dynamique de l’atmosphère s’avère apparemment déterminante pour prolonger la durée d’un comportement potentiellement prévisible plutôt que pour conduire à sa disparition.

Le concept de prévision déterministe s’appuie sur la prévision météorologique synoptique aux latitudes moyennes et fait référence à la détermination précise de l’écoulement à l’échelle synoptique. On n’a jamais envisagé de prévoir chaque averse de convection, dont l’éventuelle survenue a toujours été associée à la notion de probabilité. On a récemment compris que les prévisions à toutes les échelles devraient être de type probabiliste. Des systèmes de prévision d’ensemble ont été élaborés à partir d’un certain nombre de séquences d’exécution du modèle de prévision en faisant varier les conditions initiales dans les limites de l’erreur d’analyse concernant les données d’observation. Le caractère inévitablement aléatoire de la représentation des processus d’échelle inférieure à la maille est reproduit en intégrant un bruit statistique (voir par exemple Slingo et Palmer, 2011). À des échelles de temps plus longues, on commence à faire varier les paramètres dans les représentations de ce type de processus.

On peut appliquer ces techniques à toutes les échelles de temps en vue de déterminer la probabilité d’obtenir des résultats différents pour des phénomènes observés sur une échelle de temps donnée ainsi que les caractéristiques statistiques relatives à ces phénomènes à plus courte échéance. Au fil des nombreuses années qui se sont écoulées depuis les premières études marquantes de Charney et Shukla (1981), on a également montré que les conditions propres à certaines parties du système terrestre en interaction en dehors de l’atmosphère, par exemple la température à la surface des mers tropicales ou l’humidité du sol en surface, peuvent évoluer lentement ou de manière prévisible. En conséquence, elles peuvent introduire un biais dans la prévision du comportement compte pour améliorer les méthodes de prévision La variabilité de l’activité solaire et les éruptions volcaniques sont bien externes au système en interaction et permettent éventuellement d’élaborer certaines prévisions, même si les éruptions volcaniques peuvent diminuer les capacités de prévision sur la période considérée.

Nous insisterons plus particulièrement ici sur les phénomènes dont l’évolution sur l’échelle de temps considérée permet d’envisager une certaine fiabilité des prévisions. Le comportement de l’atmosphère peut souvent s’apparenter à un bruit, mais nous cherchons à définir les régularités de comportement, à savoir la musique. Le débat s’articule autour du problème de prévision sans discontinuité du temps et du climat, tel qu’il est illustré dans la figure 1. Les phénomènes potentiellement prévisibles surviennent à toutes les échelles de temps. Chaque échelle de temps évolue dans un contexte d’échelles de temps supérieures et de conditions réellement externes susceptibles de faire dévier leur évolution. Les phénomènes à plus courte échéance qui ne peuvent pas être représentés explicitement peuvent être partiellement «dépendants» des échelles retenues, comme les régions générales de convection par rapport à un front, auquel cas il est possible de déterminer les aspects de leur rétroaction sur les échelles choisies. Ils peuvent également être «libres», comme c’est le cas par exemple pour la localisation et la nature des colonnes de convection, mais dans ce cas, il faudra pouvoir disposer de données statistiques.

Comme l’indique la figure 1, la taille et la complexité du modèle de système terrestre requis pour les prévisions dépendent de l’échelle de temps utilisée. Outre les variables liées à l’atmosphère physique, la mesure dans laquelle il convient de prendre en compte les paramètres liés aux océans, aux terres émergées, à la chimie de l’atmosphère et aux nappes glaciaires dans le système de prévision est fonction de l’échelle de temps considérée. Une bonne compréhension des phénomènes à une échelle donnée et une amélioration des modèles de simulation et de prévision à cette échelle peuvent s’avérer particulièrement utiles pour des prévisions à plus longue échéance. Par exemple, l’amélioration de la prévision des phénomènes de blocage au cours des dernières années devrait permettre de perfectionner la simulation de leur fréquence et de leurs caractéristiques tout au long du XXe siècle à l’aide de modèles climatiques, et donc d’améliorer la fiabilité des projections concernant l’évolution des blocages à la fin du XXIe siècle.

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Figure 1 – Le problème de la prévision sans discontinuité du climat et du temps. La figure présente, au centre, l’axe des échelles de temps et, au-dessous, quelques phénomènes correspondant à ces différentes échelles. Dans la partie supérieure sont indiqués les éléments du système terrestre qui doivent être représentés et l’échelle correspondante. Pour les échelles de temps à droite des flèches, il conviendra de compléter éventuellement cette représentation.
Progrès accomplis en matière de modélisation et de prévision sans discontinuité
Progrès accomplis en matière de modélisation et de prévision sans discontinuité


Exemples d’amélioration de la qualité des prévisions à différentes échelles de temps

Un jour – Des progrès importants ont été accomplis dans le développement de systèmes de prévision à un jour d’échéance à l’aide de modèles à échelle kilométrique intégrés dans des modèles régionaux ou mondiaux. Par exemple, le Service météorologique du Royaume-Uni a incorporé un modèle à maille de 1,5 km couvrant le Royaume-Uni de Grande Bretagne et l’Irlande du Nord dans différentes composantes d’un système de prévision d’ensemble fondé sur un modèle à maille de 24 km pour un épisode de précipitations extrêmes à l’échelle locale en octobre 2008. Le système à plus grande échelle donne divers emplacements de front, et le système à échelle réduite montre que l’on peut s’attendre à des pluies très importantes quelque part dans une région déterminée par le front de plus grande échelle. Le défi qui se pose actuellement est de concevoir un ensemble à très haute résolution capable de fournir des prévisions utiles pour de tels phénomènes.

Une semaine – Ces 30 dernières années, des progrès considérables ont été réalisés en matière de prévision à l’échelle synoptique aux latitudes moyennes grâce à l’amélioration des modèles de prévision et des méthodes d’analyse des données initiales et d’observation. S’agissant des tropiques, la prévisibilité potentielle de certains phénomènes n’est pas encore bien prise en compte par les modèles actuels de prévision. Par exemple, les données relatives aux ondes équatoriales couplées au phénomène de convection montrent que ces dernières présentent des structures types, se déplacent de manière cohérente et évoluent à échéance d’une semaine.

Une semaine à un mois – Pratiquement toutes les composantes du système de prévision d’ensemble du Service météorologique japonais initialisées à la mi-décembre 2010 ont prédit un épisode de grand froid s’échelonnant de fin décembre à début janvier 2001, prévision qui s’est révélée exacte. Les inondations dans le nord-est du Pakistan ont été associées à une succession d’épisodes de fortes pluies en juillet et début août, qui tous avaient été détectés par le système de prévision d’ensemble du Centre européen pour les prévisions météorologiques à moyen terme plus de dix jours avant qu’ils se produisent. Dans les deux cas, la capacité prédictive du système s’appuyait sur les deux mêmes phénomènes, à savoir la propagation d’une onde de Rossby et un anticyclone de blocage. Dans le premier cas (en hiver), l’onde était présente dans les conditions initiales et s’est propagée le long du courant-jet subtropical avant d’atteindre la région du Japon, où elle s’est étendue dans le sens de la latitude et a déferlé pour former un anticyclone de blocage persistant. Dans le second cas (en été), chaque épisode pluvieux a débuté par un creux barométrique dans une onde qui s’est propagée depuis le voisinage du Royaume-Uni le long de la zone des vents d’ouest, très au sud de l’anticyclone de blocage établi au-dessus de la Russie qui a provoqué une vague de chaleur dans cette région. Les précipitations sont tombées lorsque le creux barométrique a atteint la région d’entrée du courant-jet à proximité du Pakistan.

Dans les deux cas, les prévisions se sont appuyées sur l’évolution prévisible du phénomène. De même, l’évolution de l’oscillation de Madden-Julian (MJO) laisse entrevoir une importante amélioration de la qualité des prévisions au niveau des tropiques dans les deux hémisphères. Toutefois, une telle capacité de prévision n’est pas encore atteinte en raison des limites de la simulation de cette oscillation.

Un mois à plusieurs saisons – Le phénomène bien connu El Niño-oscillation australe (ENSO) est associé à l’évolution conjuguée du Pacifique tropical et de l’atmosphère. Il sert de base aux prévisions saisonnières dans les régions tropicales et, dans une certaine mesure, dans les régions situées à des latitudes plus élevées. Les vents associés aux épisodes MJO jouent un rôle important dans l’évolution d’ENSO. En conséquence, une meilleure simulation de l’oscillation de Madden-Julian peut aboutir à une meilleure prévision d’ENSO. La capacité de prévoir l’oscillation nord-atlantique (NAO) s’avère également prometteuse, mais plus difficile à appréhender que dans le cas d’ENSO. On commence à entrevoir la possibilité d’améliorer la capacité de prévision grâce à la prise en compte des interactions avec la stratosphère et, plus récemment, des effets des glaces de mer dans l’Arctique et du manteau neigeux en Asie. L’incidence de la NAO atmosphérique sur l’océan sous-jacent est claire, mais l’incidence inverse, qui pourrait nous aider à améliorer les capacités de prévision, l’est moins.

Certains phénomènes saisonniers extrêmes comme la vague de chaleur estivale qui a submergé l’Europe en 2003 et l’hiver froid de 2009/10 n’ont pas été prévus, mais certaines simulations rétrospectives semblent actuellement prometteuses. Toutefois, le véritable test portera sur la prévision des phénomènes saisonniers extrêmes futurs.

Une année à une décennie – Certains phénomènes qui sont quasi stationnaires à échéance saisonnière et que l’on peut prévoir à cette échelle de temps pourraient également l’être à plus longue échéance en raison de leur évolution lente potentiellement prévisible. Le phénomène NAO semble persister à ces échelles de temps. On observe également des changements persistants dans la composition de la stratosphère à échéance multiannuelle et probablement décennale. L’évolution prévisible de l’activité solaire selon son incidence sur le rayonnement de très courte longueur d’onde absorbé par la stratosphère est susceptible d’influer sur la température de cette dernière. Tout porte à croire que les changements qui se produisent au niveau de la stratosphère peuvent influencer les statistiques météorologiques.

La fiabilité des prévisions de la température de surface de l’Atlantique Nord a été démontrée. En général, comme nous l’avons déjà évoqué, on ne sait pas encore vraiment si l’on peut en tirer des prévisions relatives à l’atmosphère. Toutefois, la température de surface de l’océan joue un rôle important dans la formation des cyclones tropicaux, et on sait qu’il est possible de prévoir leur fréquence à un horizon moyen de cinq ans dans l’Atlantique Nord.

Une décennie à un siècle – À ces échelles de temps, on sait que le rôle de l’augmentation de concentration des gaz à effet de serre devient important et devrait permettre d’améliorer la capacité de prévision. Jusqu’à récemment, on a surtout mis l’accent sur des valeurs moyennes, mais on s’intéresse de plus en plus actuellement à son incidence éventuelle sur des phénomènes tels que les anticyclones de blocage ou ENSO ou sur des facteurs de variabilité tels que la NAO. Cette incidence se traduit par des variations d’intensité ou de fréquence ou par des changements de structure.

On observe une variation de la NAO sur plusieurs décennies, et des phénomènes tels que l’oscillation atlantique multidécennale (AMO) et l’oscillation décennale du Pacifique (PDO) évoluent sur ces mêmes échelles de temps. Les modèles actuels peuvent représenter des structures qui présentent certaines similarités avec les phénomènes AMO et PDO observés et en prévoir l’évolution. Lorsqu’on aura réussi à améliorer ces représentations et que l’on comprendra mieux le comportement de la NAO, alors il sera peut-être possible de s’appuyer sur ces phénomènes pour améliorer les méthodes de prévision. À ces fins, on devra disposer de données d’observation de bonne qualité et mettre en place des procédures d’analyse et d’initialisation adéquates. On a eu tendance par le passé à considérer ces phénomènes comme un bruit brouillant le signal du changement climatique. Dorénavant, ils constitueront un élément majeur des projections pour les décennies à venir.


En guise de conclusion

S’agissant du problème que pose la prévision du temps et du climat sans discontinuité, le cadre offert par la prise en compte d’échéances plus longues, des conditions externes ainsi que des phénomènes intervenant à chacune des échelles de temps considérées laisse entrevoir une certaine amélioration de la capacité de prévision à toutes les échelles de temps. Sur nombre d’échelles de temps étudiées, l’intérêt réel de cette capacité de prévision n’apparaîtra que lorsque des recherches auront été réalisées dans ce domaine et que les techniques d’exploitation de ces prévisions pour des applications particulières auront été maîtrisées. Je considère qu’il est indispensable que les chercheurs s’intéressent tout particulièrement aux phénomènes et à leur évolution et qu’ils cherchent à détecter et appréhender la musique parmi tous les bruits du système météo-climatique. Notre science fait face à un défi colossal, mais la société pourrait en tirer des avantages immenses.


Remerciements

Je tiens à remercier l’OMM et son Secrétaire général, M Michel Jarraud, pour l’invitation qui m’a été faite de donner cette douzième conférence de l’OMI (2011). Je souhaite rendre hommage à mes collègues, notamment Jagadish Shukla, Tim Palmer, Julia Slingo, Tim Woollings, David Strauss, Roberto Buizza, Mike Blackburn, Nigel Roberts, Adam Scaife, Rowan Sutton, Jon Robson et Doug Smith, pour leur précieuse contribution. Un article scientifique inspiré de la présente conférence sera publié dans le Quarterly Journal of the Royal Meteorological Society sous le titre «Predictability and the seamless weather-climate problem».


Bibliographie

Charney, J G et J Shukla, 1981, Predictability of monsoons, Monsoon Dynamics, éditeurs: Sir James Lighthill et R P Pearce, Cambridge University Press, p 99-109

Lorenz, E , 1969, The predictability of a flow which posses many scales of motion Tellus, 21, 289-307

Slingo, J, et Palmer, T, 2011, Uncertainty in weather and climate prediction Phil. Trans. R. Soc. A 369, 4751–4767

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1 Grantham Institute for Climate Change, Imperial College London, Département de météorologie, Université de Reading

 




 

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