La CHy face aux nouveaux enjeux de la gestion des ressources en eau

Karl Hofius signe dans ce numéro du Bulletin un article intitulé «Évolution du rôle joué par l’OMM dans le domaine de l’hydrologie et de la gestion des ressources en eau». Il y relate les 50 dernières années du Programme d’hydrologie et de mise en valeur des ressources en eau. Parmi les faits saillants de cet historique figure l’intégration de l’hydrologie opérationnelle dans les activités de l’Organisation, ce que reflète son slogan actuel: «Le temps, le climat et l’eau». On m’a demandé, à ce sujet, quelle était l’orientation à prendre et quels seront les enjeux des 50 prochaines années.
Il est crucial, avant de déterminer la voie à emprunter et donc les défis à relever, d’examiner soigneusement les grandes questions qui se posent aujourd’hui aux gestionnaires des ressources en eau et la façon dont elles évolueront au fil du temps. M. Hofius termine fort à propos son article, en soulignant la place qu’occupe l’hydrologie dans la réflexion sur l’évolution du climat.
Je résumerais comme suit les questions de fond qui se posent à l’heure actuelle:
- Les changements climatiques: le climat a toujours varié, mais la plupart des études, analyses et techniques de gestion utilisées jusqu’ici reposaient sur l’idée que les séries hydrologiques sont stationnaires, c’est-à-dire que les moyennes restent globalement les mêmes en dépit des fluctuations qui peuvent survenir de temps à autre. Il est indéniable aujourd’hui que des tendances existent dans les séries de données que nous détenons et, par exemple, que de nombreuses régions du globe risquent de disposer d’un moins grand volume d’eau en raison du réchauffement et de l’assèchement du climat;
- La vulnérabilité accrue face au temps violent: le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat affirme, dans le document technique consacré aux changements climatiques et à l’eau, que les conditions météorologiques extrêmes pourraient devenir plus fréquentes et plus intenses. Alors que le nombre de personnes exposées augmente et que le profil des risques est susceptible de changer dans bien des régions, la protection des personnes et des biens restera une priorité absolue;
- La hausse de la consommation urbaine: la population citadine ne cessant de croître et les villes continuant de s’étendre, les réseaux d’approvisionnement en eau sont extrêmement sollicités, la superficie des terres arables diminue et certains bassins hydrographiques sont surexploités;
- La distribution excessive des ressources: dans bien des régions, on a continué de distribuer l’eau en se basant sur les quantités qui étaient disponibles autrefois ou qui sont demandées aujourd’hui, sans se préoccuper des volumes actuels ou futurs; nombre de systèmes sont ainsi surexploités;
- L’absence de contrôle sur les prélèvements: il existe peu de plans de gestion des ressources en eau ou de restrictions sur le soutirage (par exemple, pompage dans les rivières ou dans les eaux souterraines). Les volumes disponibles ont diminué et, dans certains cas, la ressource s’est épuisée. La multiplication des digues de retenue dans les zones agricoles a également réduit la quantité d’eau qui parvient jusqu’aux rivières;
- Le changement d’affectation des terres: la coupe rase des forêts, l’expansion des exploitations agricoles et la mise en culture de nouvelles terres ont une incidence sur les ressources en eau; les feux de brousse, comme d’autres phénomènes non intentionnels, peuvent réduire aussi les volumes disponibles et nuire à la qualité de l’eau. Le changement d’affectation des terres, même en zone agricole, a des répercussions sur la disponibilité et l’utilisation de l’eau;
- La protection de l’environnement: on juge important aujourd’hui de veiller à ce que les flux naturels préservent les zones humides, les milieux aquatiques et les autres écosystèmes. La société demande que l’environnement soit perçu comme un utilisateur légitime et prioritaire de l’eau.
Ces questions préoccupantes continueront de guider les Services météorologiques et hydrologiques nationaux (SMHN) dans leur action. En général, leur mission consiste à fournir une information fiable, impartiale et récente permettant de connaître les ressources en eau présentes sur le territoire relevant de leur responsabilité, en vue notamment de:
- Réduire les pertes humaines et matérielles qui sont provoquées par les dangers naturels de nature hydrologique tels que les crues, la sécheresse et les glissements de terrain;
- Gérer avec efficacité les eaux de surface et les eaux souterraines qui sont destinées à la consommation humaine, à l’agriculture, aux secteurs commerciaux et industriels, aux activités récréatives et à l’environnement;
- Protéger et mettre en valeur les ressources en eau qui sont nécessaires à la santé humaine, à la vie aquatique et à la qualité de l’environnement;
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Contribuer à une exploitation éclairée des ressources, sur le plan physique et économique, dans l’intérêt des générations actuelles et futures.
On juge important aujourd’hui de veiller à ce que les flux naturels préservent les zones humides et les autres écosystèmes. La société demande que l’environnement soit perçu comme un utilisateur légitime et prioritaire de l’eau.
Après cet aperçu des enjeux actuels et futurs, j’aimerais analyser de manière approfondie les quatre grands volets d’un système complet de prestation de services hydrologiques, soit: les observations (dont la mesure, la diffusion et l’assimilation), la surveillance, l’analyse et l’évaluation (incluant la modélisation), les produits et les services (y compris la fourniture de ceux-ci) et la recherche (appliquée, mais aussi fondamentale).
Les observations
La demande d’information hydrologique n’a jamais été aussi forte, tendance qui devrait s’accentuer à l’avenir. Il est exact que l’on ne saurait gérer ce que l’on ne peut mesurer et ce sera tout aussi vrai lorsque les ressources seront moins abondantes.
Il est difficile et coûteux de recueillir une information hydrologique de grande qualité en raison de facteurs tels que la distance, le déroulement des phénomènes eux-mêmes et les problèmes soulevés par la mesure directe. Alors que de grands progrès ont été accomplis dans la consignation des données (enregistreurs automatiques) et dans la diffusion de l’information (télémesure par téléphone et par satellite), les améliorations ont été plus lentes pour la mesure des écoulements en tant que telle.
L’avancée la plus marquante a peut-être été la mise au point du profileur de courant à effet Doppler, qui mesure la vitesse d’écoulement dans une colonne d’eau. Ancré au fond de l’océan, l’appareil détecte la vitesse des courants près du plancher, mais aussi à intervalles réguliers jusqu’à la surface. On peut le fixer horizontalement à des ouvrages longitudinaux, le disposer entre les piliers de ponts pour obtenir le profil du courant d’une berge à l’autre, l’attacher sous un navire ou une bouée pour obtenir des valeurs constantes alors que l’engin se déplace, ou le descendre au bout d’un câble dans les zones de très grands fonds.
Les communications et la gestion des bases de données ont bien progressé et continueront de le faire. Il est probable que les techniques d’absorption, d’assimilation et d’analyse des données employées en météorologie le seront aussi en hydrologie, d’autant que nous nous orientons vers des cadres conjoints de modélisation.
En revanche, peu de travaux récents ont porté sur la comparaison d’instruments, les méthodes de mesure et les mécanismes de fourniture et de stockage des données. La formation et les directives visant l’utilisation des instruments n’ont pas beaucoup évolué non plus. Les principaux défis à relever seront les suivants:
- Mettre au point des instruments et des techniques de mesure propres à améliorer l’exactitude des données (hauteur, écoulement, qualité, utilisation, réutilisation, affectation, échanges, etc.);
- Veiller à ce que les techniques de mesure respectent les normes établies;
- Recueillir, conserver et diffuser largement des métadonnées de qualité;
- Améliorer la diffusion des données sur l’écoulement fluvial, en temps réel et en association avec d’autres informations sur les ressources et leur utilisation;
- Mettre à profit les techniques de mesure par satellite, tout en veillant à transmettre l’information relative à leur précision et leur fiabilité, et faire en sorte que les observations réalisées avec des techniques différentes puissent être rapprochées les unes des autres et reliées aux étalons;
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Définir, à l’échelle internationale, un format commun pour l’échange de l’information hydrologique, en élaborant et évaluant un modèle théorique de cette information, accompagné du langage de balisage correspondant.
L’OMM joue un rôle de premier plan dans ces domaines et, grâce aux arrangements conclus récemment avec l’Organisation internationale de normalisation (ISO), devrait continuer à fournir des orientations, avis et évaluations (issues des comparaisons, par exemple) au sein du cadre de référence pour la gestion de la qualité—Hydrologie. Il sera essentiel d’établir l’homogénéité des observations à l’échelle nationale, régionale et mondiale et de mieux comprendre les limites et les incertitudes inhérentes aux données. Il est important, par ailleurs, que les pays les moins avancés continuent de recevoir des orientations et une assistance par le biais d’initiatives telles que le Système mondial d’observation du cycle hydrologique (WHYCOS).
La surveillance, l’analyse et l’évaluation
L’observation est la toute première étape de l’acquisition des données, mais pour que ces dernières soient le plus utile possible, il faut encore les analyser et les intégrer dans des produits et services qui permettront d’améliorer la mise en valeur et la gestion des ressources en eau.
Le Guide des pratiques hydrologiques de l’OMM indique sur quelles bases scientifiques doit s’appuyer la modélisation, opération déterminante pour la prévision et l’évaluation des ressources en eau.
La surveillance des ressources en eau commence par le recueil des données.
De nets progrès ont également été réalisés dans la capacité de modéliser l’information spatiale au moyen des systèmes d’information géographique (SIG), et dans les produits qui en sont issus. Les hydrologues utilisent les SIG pour intégrer des données et des applications différentes dans un système exploitable. Ainsi, la série d’outils Arc Hydro facilite la création, la manipulation et l’affichage de détails et particularités hydrologiques dans l’environnement ArcGIS. Il s’agira, à cet égard, de veiller au réalisme des modèles et à la capacité de les exploiter concrètement.
Il ne faut pas perdre de vue que la qualité des produits issus des modèles hydrologiques sera toujours largement fonction de l’exactitude des données qui ont été recueillies sur le terrain.
Le rôle de l’OMM sera d’actualiser les directives techniques qu’elle publie et de faciliter l’accès aux technologies de pointe et aux documents de référence. Une autre contribution précieuse sera la formulation d’avis sur l’intérêt et la manière d’utiliser les nouvelles techniques dans les régions où les observations sont peu nombreuses.
Les produits et les services
Il sera encore plus important à l’avenir que le fruit de l’observation, de l’analyse et de la recherche corresponde aux attentes des utilisateurs des produits et services fournis par les SMHN: évaluations des ressources disponibles, données cruciales pour la conception d’ouvrages hydrauliques, outils de surveillance et de gestion, prévisions de l’écoulement, avis de crue, etc. Les SMHN devront absolument tirer parti des nouveaux moyens de communication, tels le service de minimessages (SMS) ou le réseau Internet, et de ceux qui les suivront. Grâce aux liens étroits tissés avec les utilisateurs, il sera possible de mettre au point des outils plus adaptés, de préciser les limites et les incertitudes inhérentes aux données et de savoir quelles améliorations devraient être apportées et quels résultats ont été obtenus.
L’évaluation des ressources en eau disponibles et la prévision des niveaux de crue sont deux exemples de tels produits. Le réseau Internet et les sites Web ont radicalement changé la manière dont l’information est consultée et la rapidité à laquelle elle est diffusée. Il n’est pas rare aujourd’hui d’accéder en temps réel aux données hydrologiques (sous forme de graphiques ou de tableaux) et d’obtenir les relevés historiques dont on a besoin. Il est également possible de lire ou de télécharger des rapports et des études de cas consacrés aux ressources en eau. Les progrès futurs permettront d’améliorer la qualité et la diffusion de cette information, ainsi que la manière dont elle est présentée. Par exemple, grâce aux cartes sur les zones susceptibles d’être inondées qui sont établies dans le cadre des activités de prévision et d’avis de crue, les spécialistes des secours pourront mieux anticiper les conditions futures et appuyer leurs interventions sur des informations plus précises.
Il est pratiquement certain, au vu de ce qui précède, que l’un des grands enjeux de demain sera la mise au point de modèles et de méthodes permettant de fournir des produits et des services qui aident à gérer les ressources en eau dans un milieu en constante évolution. Les changements climatiques et la pression démographique stimuleront l’élaboration de produits et de services hydrologiques de plus grande qualité. À cette fin, la Commission d’hydrologie a proposé de mener les activités suivantes conjointement avec la Commission de climatologie:
- Achever de répertorier les stations sensibles à l’évolution du climat et analyser leurs données, ce qui inclut l’obtention des relevés (avec l’aide du Centre mondial de données sur l’écoulement) et la réalisation d’études de tendances;
- Établir des directives sur la prévision de l’écoulement à échéance saisonnière (relativement à la prévision hydrologique et à la réduction des risques de catastrophe liée à l’eau), y compris la quantification des incertitudes;
- Formuler des avis sur la possibilité d’utiliser les capacités actuelles de modélisation du climat régional pour évaluer et gérer les ressources en eau;
- Préparer des textes d’orientation sur l’information climatologique dont les gestionnaires des ressources en eau ont besoin pour l’exploitation, la planification et la conception des ouvrages hydrauliques;
- Élaborer des directives sur la prévision de la sécheresse et sur les indices correspondants, incluant la quantification des incertitudes.
Les changements climatiques et la pression démographique conduisent à élaborer des produits et services hydrologiques de plus grande qualité et à gérer les ressources de manière durable.
La recherche
Les travaux de recherche-développement qui visent à soutenir la fourniture des produits et des services hydrologiques relèvent de quatre grands domaines, à savoir:
- Systèmes d’information sur les ressources en eau: on cherche à mettre au point une architecture de systèmes robuste qui puisse s’adapter à l’évolution des sources de données, des applications et des technologies. Cette architecture doit comprendre un ensemble de normes ouvertes pour l’échange de l’information, des services de calcul et de traitement des données et des outils pour l’affichage, l’assurance de la qualité et l’analyse des données anciennes et des données en temps réel émanant des systèmes de surveillance;
- Produits de données: le but est de définir les méthodes, modèles et techniques à employer pour créer et fournir des produits hydrologiques essentiels à la gestion et la transmission de l’information et à la prévision et l’évaluation des ressources en eau;
- Mesure et évaluation des ressources en eau: des informations spatio-temporelles sont élaborées sur les réserves passées et présentes et sur la répartition et l’utilisation des ressources en eau. Elles servent à établir les bilans hydrologiques, à évaluer les volumes, à répertorier les réserves nationales et à comprendre les interactions des éléments du cycle de l’eau à de multiples échelles;
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Prévision hydrologique: les travaux entrepris visent à étendre les services offerts, pour passer de la prévision des crues (courte échéance) à la prévision continue des écoulements, des inondations et de la demande (échéance de plusieurs jours) et à la prévision des volumes disponibles (échéance d’une ou de plusieurs saisons).
Pour que la gestion des ressources en eau soit vraiment efficace, il faut pouvoir comprendre et prédire les mouvements et les volumes présents dans chacun des éléments du cycle hydrologique et être en mesure de simuler l’impact des modifications qui surviennent dans le milieu naturel sur la répartition et la disponibilité de l’eau. Un simulateur du système terrestre procure ces capacités, en intégrant l’ensemble des processus terrestres et atmosphériques. De tels outils peuvent fournir des prévisions sur la disponibilité et la répartition de l’eau à l’échelle de petits bassins versants, de bassins fluviaux et de régions beaucoup plus vastes et à une échéance de quelques heures à plusieurs semaines, voire plus. Ils peuvent estimer les écoulements pour la gestion des réserves et l’attribution des ressources, mais aussi mesurer l’humidité du sol et fournir d’autres paramètres très utiles dans le domaine agricole, par exemple pour la distribution de l’eau et la gestion des utilisations.
La collaboration entre les Services météorologiques nationaux et les Services hydrologiques nationaux
L’évolution des services hydrologiques sera étroitement liée à celle des services météorologiques. L’OMM doit intensifier son action dans d’autres domaines, qui constituent les enjeux de demain:
- Production de prévisions météorologiques plus exactes et à plus longue échéance, en particulier pour ce qui est des précipitations;
- Établissement de perspectives d’évolution saisonnière plus précises;
- Estimation des précipitations par radar et satellite;
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Fourniture de produits intégrés.
Face aux pressions exercées par la croissance démographique et l’évolution du climat, les Services hydrologiques nationaux continueront d’axer leurs efforts sur la gestion durable des ressources en eau. Ils accueilleront avec plaisir tout moyen qui leur sera donné de faciliter la prise de décision et de mieux s’acquitter de leur mission. Les Services météorologiques nationaux peuvent les aider grandement dans cette tâche. Il est essentiel que les deux groupes poursuivent leur coopération et la coordination de leurs activités.
Bibliographie
Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat: Document technique sur les changements climatiques et l’eau (à paraître) http://www.ipcc.ch/meetings/session28/doc13.pdf
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* Président de la Commission d’hydrologie (CHy)