Facteurs influant sur le passage de la recherche aux applications dans le domaine de l'hydrologie
De très diverses méthodes permettant d’analyser les problèmes liés à la gestion des ressources en eau et des risques de crue ont été mises au point pour les hydrologues du terrain. La possibilité d’accéder en ligne, sur presque toute la planète, à des informations, méthodes et programmes de formation à distance étend l’accessibilité géographique de cette panoplie de techniques. Or, certaines méthodes sont davantage appliquées que d’autres. On peut se demander quels facteurs influent sur le passage de la recherche à la pratique. Ces facteurs ne sont pas du tout exclusivement de nature technique, mais également économiques, sociaux, environnementaux.
- Author(s):
- Ann Calver

Financement de la recherche
La recherche en hydrologie peut être fondamentale ou appliquée et il est parfois difficile de déterminer si un procédé utilisé dans la pratique a été inspiré par un projet de recherche particulier. Bien souvent, une bonne méthode appliquée en hydrologie est l’aboutissement de travaux qui ont exigé de nombreux investissements. Les pays dont l’économie est florissante sont souvent les seuls à pouvoir «s’offrir le luxe» de maintenir sur la durée des investissements d’envergure dans la recherche. La recherche a aussi pour atout d’exiger la formation et le perfectionnement du personnel et peut encourager les échanges scientifiques entre groupes ou nations.
Les programmes de recherche en hydrologie sont menés dans des organismes publics, des universités et le secteur privé. Les organisations et les structures internationales peuvent étendre la base nationale de l’innovation en hydrologie. Le Système européen d'alerte aux crues (voir l’encadré A), qui est maintenant à même de passer à l’expérience pratique, en est un bon exemple.
Motivation politique
La volonté politique de faire la part belle à la recherche en hydrologie stimule l’élaboration de techniques et de méthodes pratiques. Bien entendu, elle se manifeste le plus souvent au lendemain de catastrophes, en particulier lorsque qu’une grave inondation ou sécheresse porte atteinte à l’approvisionnement en eau, à l’agriculture et à l’industrie. À la suite de catastrophes, il est parfois jugé préférable de mettre en place de nouveaux systèmes hydrologiques plutôt que d’élaborer de nouvelles méthodes ou d’en réactualiser de plus anciennes. Par exemple, il a été décidé en 1953 de concevoir et de construire une digue sur la Tamise, à Londres, à la suite d’une inondation fluviale et côtière particulièrement grave, ce qui a aussi donné l’impulsion nécessaire pour améliorer la méthodologie de la cartographie des risques d’inondation à l’intérieur des terres au Royaume-Uni. La prise de conscience par les décideurs des conséquences sur le climat à long terme et des risques hydrologiques à court terme induits par les conditions météorologiques corrobore la nécessité de mener durablement des travaux de recherche et développement sur les évolutions à plus long terme.
La capacité de se focaliser sur l’échelle temporelle stratégique pertinente peut contribuer à atténuer les problèmes à un horizon opérationnel proche. Dans le contexte des crues fluviales, par exemple, une bonne estimation de la fréquence des crues menant à la conception d’un plan de gestion peut atténuer quelque peu la dépendance à l’égard du système d'alerte en cas de crue. Des initiatives stratégiques telles que le Cadre mondial pour les services climatologiques (CMSC), coordonné par l’OMM, et le Cadre de Sendai pour la réduction des risques de catastrophe pourront imprimer un nouvel élan à l’élaboration ou à la consolidation des techniques hydrologiques si ces objectifs ambitieux trouvent un financement.
Ces motivations politiques sont d’importants aspects du développement méthodologique axé sur la demande, à la différence de la recherche axée sur les idées. Cette motivation peut également être un facteur tendant à étendre l’utilisation d’une technique hydrologique au-delà de son pays d’origine, que ce soit pour des questions d’influences, des intérêts commerciaux ou par souci humanitaire. Par exemple, l’OMM et des organismes d'aide au développement aux États-Unis ont établi le système d’indications relatives aux crues éclair en Afrique australe afin de réduire les risques hydrométéorologiques. Cette initiative a par la suite été étendue pour intégrer des services régionaux de prévision et d’alertes de crues.
Système européen d'alerte aux crues (EFAS) pleinement opérationnel depuis 2012
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Centre commun de recherche de l’Union Européenne (CCR), entre autres But et méthode: Être mieux préparé aux crues fluviales et fournir des informations cohérentes d’avis de crue à l’échelle transnationale en Europe. Utilisation de prévisions d’ensemble des précipitations du Centre européen pour les prévisions météorologiques à moyen terme (CEPMMT), couplées au modèle hydrodynamique de ruissellement hybride conceptuel/physique LISFLOOD lié au routage par le lit de la rivière. Financement des travaux de développement: Directions générales et Parlement de l’Union européenne; experts financés par les pays; essais menés par les Services hydrologiques nationaux. Facteurs favorables: Reconnaissance à l’échelle de l’EU que les avis de crue n’étaient par le passé pas compatibles d’un pays à l’autre et qu’ils étaient de qualité variables, ce qui entraînait des problèmes de planification et d’organisation de l’aide. Sensibilisation à la suite des grandes crues de l’Elbe et du Danube en 2002. Adoption par l’UE en tant qu’initiative phare d’atténuation des effets de catastrophes transnationales. Facteurs influant sur la transférabilité: Le système est conçu pour permettre une utilisation à grande échelle; pas nécessairement adapté aux petites échelles spatiales. Principes transférables à grande échelle si les mécanismes de transfert des produits du modèle météorologique et des données sont pris en charge et si le modèle hydrologique peut être étalonné. |
Des méthodes largement applicables
Les résultats de recherche ayant un potentiel d’applications plus vastes dans divers environnement ont une plus grande chance de recevoir une plus large reconnaissance, toutes choses étant égales par ailleurs. Des techniques extrêmement robustes offrant des résultats liés à une faible incertitude sont à l’évidence avantageuses. Il peut arriver que, pour des motifs techniques ou commerciaux, les limitations d’application ne soient pas précisées, mais le champ d’application escompté d’une méthode devrait être qualifié pour garantir une application pratique adaptée et responsable. La nature des hypothèses simplificatrices à la base de méthodes théoriques ou numériques influence leur champ d’applicabilité.
Les méthodes et les modèles hydrologiques sont souvent conçus dans une perspective d’application générale, mais certaines méthodes peuvent aussi comprendre implicitement des aspects locaux, régionaux ou nationaux. Ils peuvent être directement liés à l’environnement hydrologique en soi ou, par exemple, à l’état d’avancement d’une collecte de données hydrologique et au fait que des données soient ou non disponible dans un pays ou une région.
Les systèmes de calcul et de modélisation à vocation générale exigent souvent des réglages pour introduire les paramètres correspondant au lieu d’utilisation. Le manuel sur l’estimation des crues (voir l’encadré B) décrit un système d’estimation de la fréquence des crues fluviales à l’aide d’équations empiriques paramétrées, qui couvrent tous les types d’environnements britanniques. D’un point de vue conceptuel, il est plus largement applicable, mais il n’a que peu été testé ou re-paramétré à l’extérieur de la région de sa conception.
Le degré de transférabilité dans les échelles spatiales et temporelles influe aussi considérablement sur l’étendue du domaine d’application d’une technique. Le degré de détail requis est fonction de l’échelle spatiale et les ordinateurs, si puissants soient-ils, ne peuvent pas toujours fournir de données plus détaillées (même lorsque les données ne sont pas une contrainte). Il est particulièrement difficile d’élaborer des méthodologies robustes pour les phénomènes extrêmes de très faible fréquence, car ils ne sont que rarement observés et encore plus rarement mesurés.
Seuil critique d’adoption
Pour qu’une technique parvienne à s’imposer parmi une multitude de techniques similaires, elle doit compter un nombre minimum d’utilisateurs. Dans les grands organismes du secteur public ou privé, les techniques considérées comme d’une application suffisamment générale et de bonne qualité sont souvent adoptées en tant que normes en raison de leur compatibilité et de leur efficacité perçue. À son tour, leur adoption leur assure, du moins pour un certain temps, un renforcement de leur utilisation et une certaine longévité.
Par exemple, un organe consultatif du Gouvernement autrichien a recommandé une méthode pour modéliser les faibles débits fluviaux et les cessations de débit (voir l’encadré C), de sorte que ces procédures sont largement mises en œuvre dans le pays. De même, au Royaume-Uni et au pays de Galles, l’organisme de contrôle de l’environnement, dans le cadre de sa stratégie d’octroi de licences d’utilisation de l’eau à l’échelle nationale, prend pour base une méthode fondée sur un système d'indicateurs de processus pour déterminer la disponibilité potentielle de prélèvements d'eau – un exemple de méthode liée à une exigence légale, dans un contexte où la législation ne spécifie pas de technique précise. L’utilisation de la technique est alors en général durable et prédominante.
Les méthodes de modélisation hydrologiques utilisées pour définir les conditions aux limites des sols dans les systèmes de modélisation de l’atmosphère sont également de plus en plus largement utilisées.
Documents d’accompagnement
Les textes d'orientation complémentaires (produits par les concepteurs de la méthode, des utilisateurs ou des organisations) recommandent d’adopter une méthode particulière. La fourniture de matériel didactique contribue largement à la diffusion des nouvelles méthodes, leur compréhension, et leur adoption dans des programmes de formation en hydrologie. Grâce à l’accessibilité accrue des documents postés sur le Web, la portée géographique des sources d’information et des programmes d’enseignement à distance a sensiblement augmenté.
L’OMM joue un rôle décisif dans la diffusion internationale de documents et les activités de renforcement des capacités en hydrologie. On citera notamment parmi ses textes didactiques et documents de référence en hydrologie largement utilisés le Guide des pratiques hydrologiques, le Manuel sur la prévision et l’annonce des crues, et le Manual on Low Flow Estimation and Prediction (un manuel sur l’estimation et la prédétermination des débits d’étiage). Ces documents mettent à juste titre davantage l’accent sur les types de méthodes à appliquer pour résoudre les problèmes hydrologiques que sur des méthodes ou services particuliers.
Manuel d’estimation des crues (FEH) 1999 et annexesWallingford 2003 ©RAF Benson |
Institut d'hydrologie de Wallingford (Royaume-Uni) But et méthode: Estimation des précipitations et des débits de pointe de crues fluviales pour divers intervalles de récurrence dans des lieux pour lesquels on ne dispose guère de données spécifiques. Méthodes statistiques et techniques hydrographiques pour le ruissellement fondées sur le rassemblement de données. Financement des travaux de développement: Ministère de l’agriculture, de la pêche et de l’alimentation de l’Angleterre et du pays de Galles (par la suite Département pour l’environnement, l’alimentation et les affaires rurales), avec l’aide du Conseil pour la recherche sur l'environnement naturel du Royaume-Uni. Facteurs favorables: Besoin reconnu au sein des départements gouvernementaux; nombre important d’utilisateurs; compréhension par les législateurs de l’environnement (Agence pour l’environnement, Scottish Environment Protection Agency); conscience croissante qu’il s’agit probablement du meilleur outil pour estimer la fréquence des crues au Royaume-Uni dans les lieux peu étudiés. Exemple d’application: Données relatives à l’apport en amont pour la modélisation hydraulique d’une rivière aux fins de l’évaluation des risques d’inondation à l’échelle nationale. Conçu comme suivi au rapport d’étude sur les crues de 1975, très apprécié, dont la réalisation avait été motivée par une grave inondation en 1953. Facteurs influant sur la transférabilité: En principe transférable à d’autres régimes tempérés humides pour des bassins mesurant entre environ 0,5 et 1 000 km2; les relations entre les variables hydrologiques et les propriétés du bassin n’ont pas été largement testées au-delà du Royaume-Uni et exigent des sources riches en données. |
Logiciels
Les méthodes hydrologiques qui se présentent sous la forme de produits logiciels offrent d’autres avantages susceptibles d’encourager une utilisation à grande échelle, surtout par les développeurs mettant au point des systèmes conviviaux et diffusant leurs logiciels librement ou à très faible prix. Un autre avantage considérable provient de la transmission du code source, qui donne la possibilité d’établir des liens avec d’autres techniques et permet aux utilisateurs d’opérer des modifications.
Le système de modélisation des eaux souterraines du Service géologique des États-Unis d'Amérique, Modflow, est un logiciel qui a été adopté par de vaste groupes de praticiens, notamment parce que son code source est en libre accès.
Selon les bonnes pratiques, il est impératif d’indiquer clairement les hypothèses de calcul dans les documents d’orientation et dans les formations. Certaines méthodes présentent les résultats sans signaler les hypothèses clés qui les sous-tendent, de sorte qu’il est difficile de connaître leur champ d’application et que des utilisateurs pourraient ne pas s’y tenir.
Examen et commentaires
Une évaluation de l’utilisation d’une technique hydrologique peut être précieuse en vue de ses applications futures. Une évaluation complète comprend les informations sur les limites ainsi que les succès, même si les premières ne sont pas toujours un élément que les développeurs et les utilisateurs communiquent volontiers pour des raisons commerciales ou liées à la carrière. De plus, les chercheurs et les praticiens ne se concertent pas toujours pleinement. De nombreux concepteurs ne sont pas des utilisateurs ou ne se soucient guère de diffuser le fruit de leur recherche au-delà de leur communauté. De même, de nombreux praticiens ne s’intéressent pas aux subtilités des détails théoriques ou méthodologiques.
Des évaluations impartiales des performances et du potentiel pratique de diverses méthodes sont disponibles. Certaines d’entre elles, financées par des utilisateurs ou des clients, visent à répondre à un besoin particulier, alors que d’autres, dont celles de l’OMM, sont menées sur une base plus large.
Conclusion et recommandations
Pour que l’une des nombreuses méthodes hydrologiques mises au point soit adoptée et exploitée à grande échelle, il est bon qu’elle s’associe aux éléments suivants:
- Un solide fondement technique
- Une résistance aux diverses conditions environnementales, éprouvée dans l’espace et dans le temps
- La volonté d’appliquer la technique en dehors du domaine de la recherche
- La présence de partisans de son adoption
- Une certaine facilité d’utilisation
- Des orientations claires et des mises à jour adaptées
Certains de ces facteurs sont le fruit d’une démarche consciente. D’autres, plus difficilement maîtrisables, sont dans une certaine mesure tributaires de choix et de circonstances aléatoires. Le processus n’est pas nécessairement simple et déterministe et il ne se fonde pas uniquement sur des qualités techniques.
Le nombre d’approches méthodologiques acceptables appliquées en hydrologie est assurément plus important qu’en météorologie. Dans le domaine de la météorologie, on s’accorde en général sur la manière dont il convient de définir l’atmosphère, ce qui a une incidence tant sur les modèles que sur les produits météorologiques et climatologiques fondés sur ces modèles. Cette différence tient partiellement aux différentes propriétés des matériaux dans les domaines physiques liés à l’hydrologie, et partiellement à la portée des questions hydrologiques traitées, notamment la diversité des interventions humaines dans le cycle hydrologique et les modifications qui s’y associent. Cela peut favoriser la compétition entre les méthodes concurrentes pour de nombreuses applications hydrologiques. Il reste donc à déterminer s’il vaut mieux converger vers un petit nombre de techniques hydrologiques standard ou opter pour une multitude de procédures diversifiées
Quelle que soit la technique utilisée, il est vivement recommandé de spécifier le degré d’applicabilité d’une méthode hydrologique mise au point et/ou appliquée, ainsi que de réactualiser l’évaluation pertinente à mesure que des enseignements sont tirés de l’expérience pratique. Après avoir mené un projet de recherche appliquée ou utilisé une technique hydrologique, il serait bon de consigner un commentaire à cet égard dans le rapport au profit de l’ensemble de la communauté hydrologique afin d’améliorer la transmission future des informations liées à l’hydrologie.
Estimation des débits d’étiage en Australie (2012) |
D. Barma et I. Varley, en concertation avec d’autres spécialistes, pour la Commission nationale de l’eau But et méthode: Dresser la liste des meilleurs pratiques en matière de modélisation, au plan national, pour l’estimation des faibles débits et de l’interruption du courant dans les rivières, régulées ou non. Modélisation hydrologique et transposition empirique à des régions où les données sont rares. Financement des travaux de développement: Commission nationale de l’eau (alors un organe consultatif du Gouvernement). Exemple d’application: réétalonnage des basses eaux, par ex. pour le bassin de la Daly (Territoire du Nord, Australie), à l’aide d’un modèle intégré d’eaux de surface et d’eaux souterraines. Facteurs favorables: Gouvernement sensibilisé à la nécessité de disposer de prévisions compatibles à l’échelle nationale; reconnaissance d’un besoin de procédures cohérentes d’étalonnage pour la modélisation, en particulier pour les faibles régimes d’écoulement. Facteurs influant sur la transférabilité: Conçu pour une vaste application dans tous les types d’environnements en Australie; des difficultés peuvent apparaître en cas de données insuffisantes, en particulier du fait de la répartition des pluies et des interventions humaines, telles que le captage d’eau pour l’irrigation. |
Remerciements
Nous remercions Bruce Stewart (anciennement directeur du Département du climat et de l'eau de l’OMM) pour ses contributions à la première phase du projet, de même que l’équipe de rédaction de l’OMM.
Authors
Ann Calver, chercheuse et consultante en hydrologie, s’est vu confier diverses fonctions pour l’OMM. anncalveracw-associates [dot] co [dot] uk (anncalver[at]acw-associates[dot]co[dot]uk)