L’observatoire hydrométéorologique international de Tiksi

01 mars 2013

Un partenariat pour l’Arctique


parr Taneil Uttal1, Alexander Makshtas2 et Tuomas Laurila3

La communauté mondiale est consciente depuis quelques années de l’importance que revêtent le temps et le climat dans les régions polaires. On a aussi découvert que ces zones du globe, très sensibles aux activités humaines, pouvaient avoir à leur tour un impact sur la viabilité des régions beaucoup plus peuplées des latitudes basses et moyennes. Devant ce constat, l’OMM a lancé des «les Membres, en particulier ceux qui sont actifs dans les régions polaires […] à étudier la possibilité de coopérer avec d’autres Membres pour partager les frais occasionnés par la réouverture et l’exploitation de stations qui fonctionnaient antérieurement, pour élargir le champ d’activités de stations existantes ou pour mettre en place de nouveaux systèmes d’observation et de télécommunication»5. L’Observatoire hydrométéorologique international de Tiksi, implanté en bordure de la mer des Laptev au nord de la Russie, est un exemple exceptionnel de ce genre d’initiative multinationale.

La construction d’un observatoire a été planifiée avant l’adoption de cette résolution, sous l’impulsion de l’Année polaire internationale – qui a en fait duré deux ans, de mars 2007 à mars 2009. Le Service fédéral russe d’hydrométéorologie et de surveillance de l’environnement (Roshydromet) a transmis au comité chargé de l’Année polaire internationale une proposition circonstanciée, intitulée «Mise en place de l’Observatoire atmosphérique pour la surveillance du climat à Tiksi»; le projet a été classé par le comité dans le volet «systèmes arctiques internationaux pour l’observation de l’atmosphère», avec les autres propositions concernant un observatoire arctique. La modernisation de la station de Tiksi et son intégration dans un réseau couvrant l’ensemble de l’Arctique sont alors devenues une priorité pour la Russie, comme pour les organismes partenaires américains et finlandais qui estimaient, eux aussi, nécessaire dans l’Arctique.

L’ancienne station Polyarka

La station Polyarka à partir de laquelle a été aménagé l’Observatoire se trouvait à sept kilomètres de la ville de Tiksi, où elle mesurait d’importants paramètres environnementaux. Etablie en 1932, la station détenait l’un des plus longs relevés de valeurs environnementales dans l’Arctique. A son apogée, dans les années 1960 à 1980, de 50 à 80 scientifiques, ingénieurs et techniciens accompagnés de leur famille vivaient sur le site, qui comprenait une école maternelle, une épicerie et une chaufferie. Plusieurs services opérationnels On mesurait les conditions météorologiques en surface, dont la température de l’air et au sol, l’humidité, la direction et la vitesse du vent, la pression et les précipitations, ainsi que la hauteur de neige et le rayonnement solaire quotidien. L’évaluation de la visibilité et de la nébulosité par des observateurs humains a été complétée à partir de lecture d’instruments. On a institué en 1966 un programme intensif d’observation des conditions météorologiques, huit fois par jour. La mesure de l’ozone atmosphérique a débuté en 1993. Les observations en altitude, réalisées dès l’ouverture de la station en 1935, comportaient à compter de 1946 deux lancements quotidiens, conformément à la norme de l’OMM. La station Polyarka était également un grand centre de communication qui recevait les données transmises par plusieurs stations météorologiques, plus ou moins proches, situées dans la région du nord de la Russie appelée Yakoutie.

 
Polyarka

Les paramètres de la banquise côtière et des eaux sous-jacentes dans la baie de Sogo étaient également mesurés de manière régulière, y compris la température de la mer en surface, la salinité, le niveau de la mer, les caractéristiques morphologiques de la banquise côtière, l’épaisseur de neige et l’étendue des glaces de mer dans le temps et dans l’espace pendant les mois d’hiver. Un long travail de numérisation a été accompli pour archiver l’ensemble de ces relevés manuscrits, s’étendant plusieurs décennies, et les méthodes et normes anciennes de mesure des variables atmosphériques et océaniques ont été complétées, mais non remplacées, par des instruments modernes. On a également créé des archives numériques des données météorologiques anciennes provenant de 18 stations situées autour de Tiksi afin de pouvoir dresser un tableau plus complet du climat régional.

Les relevés, continus et homogènes, des paramètres atmosphériques et océaniques à la station Polyarka et dans les régions avoisinantes sont inestimables pour interpréter les nouvelles mesures réalisées au titre du programme de l’Observatoire de Tiksi. Le dévouement dont a fait preuve le personnel innombrable des stations météorologiques pour aider à établir ces relevés sur plusieurs décennies, dans l’une des régions les plus inhospitalières de la planète, est pratiquement impossible à imaginer.

Les difficultés économiques ont contraint la station Polyarka à ralentir énormément ses activités dans les années 1990, la transformant en simple station météorologique secondaire. La situation a perduré jusqu’en 2005, lorsqu’une équipe de gestionnaires de programme et de scientifiques russes, américains et finlandais se sont rendus sur les lieux pour évaluer le site et discuter d’un partenariat en vue de moderniser la station et d’en faire un observatoire atmosphérique international.


La planification et la mise en oeuvre

Si l’idée de construire à Tiksi un observatoire hydrométéorologique international s’inscrivait au départ dans un vaste concept scientifique formulé par l’Année polaire internationale, elle n’a pu se concrétiser que grâce à un ensemble de politiques et d’accords bilatéraux entre les Etats-Unis d’Amérique et la Fédération de Russie. Le projet officiel, intitulé «Création d’une station météorologique et d’un observatoire de recherche modernes à Tiksi, Russie», a été décrit dans un mémorandum d’accord signé en 2006 par l’Administration américaine pour les océans et l’atmosphère (NOAA) et Roshydromet. Les buts énoncés étaient les suivants:

• Mettre en place un observatoire de recherche hydrométéorologique à Tiksi, équipé d’instruments d’observation et de communication modernes, d’un système d’alimentation électrique, d’installations de laboratoire et d’espaces de bureau permettant de procéder au recueil de données quantitatives sur la structure et les processus de l’atmosphère, ainsi que sur les paramètres océaniques et terrestres associés, en vue de faire avancer l’étude du temps et du climat;

• Intégrer les mesures effectuées à l’observatoire dans les réseaux internationaux, dont la Veille de l’atmosphère globale (gaz et aérosols atmosphériques), le Réseau de référence pour la mesure du rayonnement en surface (rayonnement atmosphérique), le Réseau climatologique de référence (observations météorologiques de qualité suffisante pour l’étude du climat), le Réseau terrestre mondial pour le pergélisol et le Réseau de lidars à micro-impulsions (nuages et aérosols).

L’une des particularités du projet a été l’existence, dès le départ, de partenariats sans lesquels aucun progrès n’aurait été possible. La Fondation nationale pour la science des Etats-Unis d’Amérique, intervenant en vertu d’une «Proposition d’observatoire climatologique américano-russe», et la République de Sakha (Yakoutie) de la Fédération de Russie (qui administre la région de Tiksi) ont grandement aidé à mettre en place l’infrastructure. La NOAA, Roshydromet, l’Institut météorologique finlandais et l’Académie des sciences de Russie ont contribué de manière substantielle et constante aux nouveaux programmes de mesure et à la formation professionnelle. Roshydromet a assumé l’intégralité de la hausse des frais de fonctionnement pendant les premières années d’exploitation.

L’Observatoire de Tiksi a été inauguré officiellement le 25 août 2010, après cinq années d’efforts concertés du Département d’Etat américain, du Ministère russe des affaires étrangères et d’une myriade d’intervenants russes, américains et finlandais: directeurs d’instituts, gestionnaires de programme, fonctionnaires régionaux, militaires, scientifiques, avocats, ingénieurs, techniciens, étudiants, personnels de terrain, attachés de liaison aux affaires internationales, chefs de stations, chargés de la logistique, directeurs financiers, syndics, gestionnaires de bases de données, spécialistes des technologies de l’information, électriciens, entrepreneurs en construction, plombiers, logisticiens, organisateurs de voyages, transitaires, agents des douanes, chauffeurs et secrétaires.


La science à Tiksi

Il était logique d’implanter à Tiksi des installations internationales étant donné le grand savoir scientifique acquis à la station Polyarka, la relative facilité d’accès offerte par l’aéroport de la ville, l’idée de fermer une boucle dans la chaîne des observatoires arctiques et l’impulsion donnée par les responsables de haut niveau. Pourtant, le facteur déterminant dans le choix de cet emplacement a été la possibilité de comprendre des processus arctiques propres à ce secteur. L’Arctique est formé de sous-régions très différentes : l’archipel canadien, l’inlandsis groenlandais, le détroit de Béring entre les péninsules de l’Alaska et de Tchoukotka, le nord de la Scandinavie, le Svalbard et le centre du bassin Arctique (océan). Tiksi est une sous-région unique en son genre, en bordure du vaste continent eurasien, où l’on relève les températures hivernales les plus basses de tout l’hémisphère Nord.

Pour ce qui est de la circulation générale, Tiksi se trouve dans une zone frontière où convergent des masses d’air de l’Atlantique et du Pacifique. Il en résulte des conditions atmosphériques très diverses, marquées par une nébulosité et des teneurs en aérosols et substances polluantes variables.Ce laboratoire naturel est parfait pour étudier l’impact des régions sources en Russie, en Amérique du Nord, en Europe et en Asie centrale sur les processus atmosphériques. La ville est également située à l’embouchure de la Léna, deuxième fleuve par sa taille à se déverser dans l’océan Arctique. Son débit moyen de 524 km3/an n’est excédé que par celui de l’Ienisseï (586 km3/an). La Lena est le seul grand fleuve russe dont la majeure partie du bassin repose sur du pergélisol, composant un système hydrologique complexe qui pourrait être durement touché par le changement climatique. Ce pergélisol renferme d’énormes quantités de carbone et il est indispensable de connaître l’évolution des régimes de précipitation et d’évaporation pour déterminer les changements régionaux dans les flux de surface du CO2 et du méthane. Tiksi s’élève en bordure de la mer des Laptev, une zone appelée «la fabrique à glace de l’océan Arctique». Il est possible que la modification de la production de glace dans ce secteur ait une incidence sur les processus de convection profonde dans la mer du Groenland, phénomène qui pourrait contribuer à la variabilité du climat mondial à long terme.

En résumé, Tiksi est idéalement située pour conduire des recherches poussées sur les éléments interdépendants du système climatique arctique, y compris les processus atmosphériques et hydrologiques, les mécanismes de dégradation du pergélisol et d’érosion du littoral, le phénomène annuel de formation et de fonte des glaces de mer et les processus liés au plateau continental. Tous conditionnent et déterminent largement l’évolution du climat local et mondial.


La situation actuelle

Les centres de données associés à l’Observatoire de Tiksi sont tout aussi importants que les nouvelles installations et les nouveaux instruments. Le volume et la diversité des données recueillies sur place ne cessent d’augmenter. Le Centre de données de Tiksi, à l’Institut de recherche arctique et antarctique de Saint-Pétersbourg, en Russie, est principalement chargé de la collecte, du stockage et de la distribution. Il est également possible d’accéder aux archives conservées par la NOAA (à Boulder, Colorado) et par l’Institut météorologique finlandais (à Helsinki); la transmission des données originales et traitées, d’un centre à l’autre, se fait en temps quasi réel.

Les mesures effectuées sont également transmises à des réseaux mondiaux d’observation tels le Réseau de référence pour la mesure du rayonnement en surface (BSRN)6, le Réseau robotique de mesure des aérosols (AeroNET)7 et le Réseau climatologique de référence (CRN)8. L’Observatoire de Tiksi commence à établir des synergies avec le Système d’information sur les stations de la Veille de l’atmosphère globale (VAG)9, qui coordonne les métadonnées entre les six centres mondiaux de données. L’application des règles de l’Organisation internationale de normalisation touchant aux métadonnées facilitera encore l’intégration dans ces centres des relevés provenant de Tiksi.


Premiers résultats

Les partenaires de l’Observatoire de Tiksi se sont réunis en septembre 2012 pour étudier les résultats de la première année d’activité; nombre de régimes surprenants sont nettement ressortis de l’analyse des données historiques sur plusieurs décennies et des signatures sur un cycle annuel fournies par les nouveaux programmes de mesure. À ce jour, les relevés détaillés n’ont pas montré de tendance marquée concernant la température de l’air, les cycles de gel-dégel de la couche active ou l’épaisseur saisonnière de la banquise côtière. Les périodes de raréfaction de l’ozone troposphérique au printemps ont été observées, mais le cycle annuel est décalé par rapport aux sites de Barrow, en Alaska. Les mesures effectuées à Tiksi ne révèlent pas de hausse des flux de méthane qui confirmerait l’hypothèse selon laquelle le réchauffement de l’Arctique libérerait dans gawsisl’atmosphère le méthane fixé dans le pergélisol. On a noté des concentrations assez élevées de DDT (dichlorodiphényltrichloroéthane), ce qui est intéressant du point de vue de la redistribution des polluants organiques persistants à l’échelle du globe.

Les échanges entre l’atmosphère et la surface sont bien sûr très faibles en hiver, puisque la neige et la glace y font obstacle, mais les flux présentent en été des cycles diurnes évidents avec absorption nette de CO2. Les fluctuations de la température de l’air se propagent dans les couches supérieures du pergélisol et la distribution extrêmement variable des types de végétation semble avoir un effet sensible sur les flux atmosphère-surface et sur la profondeur de la couche active. Les aérosols présentent des cycles saisonniers bien définis qui peuvent s’expliquer par les variations au niveau des sources – terres émergées, océan, contamination locale – et par les processus troposphériques dus au rayonnement solaire. Ces quelques exemples de résultats préliminaires seront rassemblés pour dresser un tableau complet des processus environnementaux dominants dans la région de Tiksi.
 
Comparaison du volume de données recueillies par les nouveaux capteurs de l’Observatoire de Tiksi en 2011 et en 2012
Comparaison du volume de données recueillies par les nouveaux capteurs de l’Observatoire de Tiksi en 2011 et en 2012


L’avenir

Au début de l’année 2013, l’Observatoire contribuait aux programmes d’observation internationaux de la VAG régionale10, du BSRN, d’AeroNET et du CRN. On planifie actuellement d’étendre l’apport à la VAG (notamment en devenant une station mondiale), au réseauCryoNET de la Veille mondiale de la cryosphère11, au Réseau circumpolaire de surveillance de la couche active (CALM)12, au Programme de surveillance et d’évaluation de l’Arctique (AMAP)13 et au Réseau mondial pour la mesure des isotopes dans les précipitations (GNIP)14. Divers programmes de mesure sont à l’étude, par exemple le sondage de l’ozone en altitude et le renforcement de la télédétection des nuages et des aérosols. On voudrait également faire de l’Observatoire une installation de classe mondiale en concluant des partenariats avec d’autres pays que la Russie, les Etats-Unis d’Amérique et la Finlande; l’Allemagne et le Japon se sont enquis des possibilités de collaboration.

 
Responsables russes, américains
Responsables russes, américains et finlandais en compagnie de danseurs yakoutes lors des cérémonies d’ inauguration de l’Observatoire de Tiksi en août 2010


L’Observatoire hydrométéorologique international de Tiksi a été établi selon les principes fondamentaux de l’OMM en matière d’observation et d’échange de données; il a permis qu’une station prestigieuse de l’époque soviétique renaisse et réponde aux besoins d’observation de l’Arctique au XXIe siècle. Si les pays, les organismes et les institutions universitaires s’accordent à reconnaître l’intérêt de l’Observatoire de Tiksi, il faut savoir que la mise en oeuvre a été exceptionnellement lente et difficile. Les organismes chargés de l’environnement en Russie, aux Etats-Unis d’Amérique et en Finlande avaient reçu un mandat clair et précis quant au but poursuivi à long terme, soit l’observation conjointe du climat dans l’Arctique, mais ils ne détenaient ni les pouvoirs ni les exemptions nécessaires pour se plier aisément aux exigences des consulats, douanes, exportations, importations et règles de sécurité dans chaque pays. Les services responsables au sein de chaque organisation ont eu du mal à trouver la façon de procéder pour que les partenariats avec leurs correspondants étrangers portent fruit. Il a fallu énormément de détermination et d’effort pour fonctionner «hors des sentiers battus» – mais dans le respect des règlements internes et des lois nationales – afin de créer l’Observatoire hydrométéorologique de Tiksi et de donner corps à la résolution sur les activités de l’OMM dans les régions polaires: «coopérer avec d’autres Membres pour partager les frais occasionnés par la réouverture et l’exploitation de stations qui fonctionnaient antérieurement».

La poursuite d’un programme de recherche scientifique soutenu fait partie intégrante des plans établis pour l’Observatoire hydrométéorologique international de Tiksi, dans le souci de mieux comprendre les modalités, mais aussi les causes de l’évolution du climat. Ces travaux tenteront de répondre à des questions concrètes, par exemple: Est-ce que le carbone noir est pour beaucoup dans la diminution de l’étendue des glaces de mer en été, comment les habitants de l’Arctique doivent-ils réagir face à la modification de l’environnement, quel est l’apport véritable de l’Arctique dans le budget mondial des gaz à effet de serre? Mais ce n’est pas tout. Les données recueillies à l’Observatoire permettront sûrement de faire des découvertes scientifiques surprenantes qui attendent les chercheurs audacieux. Ces avancées auront été possibles grâce à la contribution des centaines de personnes qui ont composé l’équipe de Tiksi.

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1 NOAA, Laboratoire de recherche sur le système terrestre, Taneil.Uttal[at]noaa.gov

2 Roshydromet, Institut de recherche arctique et antarctique, maksh[at]aari.ru

3 Institut météorologique finlandais, Tuomas.Laurila[at]fmi.fi

4 www.wmo.int/pages/prog/www/polar/index_en.html

5 www.wmo.int/pages/prog/www/Antarctica/Polar_Actvities_Res.pdf

6 www.bsrn.awi.de

7 aeronet.gsfc.nasa.gov

8 www.ncdc.noaa.gov/crn

9 gaw.empa.ch/gawsis

10 www.wmo.int/pages/prog/arep/gaw/gaw_home_en.html

11 globalcryospherewatch.org

12 www.gwu.edu/~calm

13 www.amap.no/

14 www-naweb.iaea.org/napc/ih/IHS_resources_gnip.html

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