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Emplacement du site: a) Pérou, b) cordillère Blanche et c) région de Hualcán-Carhuaz (en pointillé).
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Le retrait des glaciers – que le changement climatique a accéléré au cours des dernières décennies – expose de vastes zones dans les régions montagneuses du monde entier. Une conséquence tout aussi grave de la fonte des glaces est la formation de nouveaux lacs glaciaires, dont la taille augmente. Les lacs glaciaires sont à l’origine de crues particulièrement dévastatrices, notamment dans les Andes, l’Himalaya et les Alpes, qui ont coûté des milliers de vies humaines et causé d’énormes dégâts aux infrastructures (Carrivick et Tweed, 2013; Bajracharya et al., 2007; Carey 2005). Le changement climatique remodèle rapidement les conditions de vie en haute montagne: il modifie le régime des crues et crée de nouveaux risques d’inondation, ce qui expose les populations à un risque imminent dans plusieurs régions Cook et al., 2016; Emmer et al., 2015; Frey et al., 2016; Drenkhan et al., 2019).
Les informations et les services climatologiques, glaciologiques et hydrologiques peuvent sensiblement contribuer à la détection précoce des risques et à leur réduction. Toutefois, les infrastructures et les services climatologiques restent insuffisants dans de nombreuses zones de haute montagne et méritent d’être considérablement renforcés. Cet article, qui porte sur la conception, la mise en place et l’exploitation d’un système d’alerte précoce des crues dues à la rupture des lacs glaciaires (GLOF) dans les Andes péruviennes expose le défi que représente l’installation d’équipements et l’accès à ceux-ci dans de nombreuses régions de haute montagne.
La catastrophe du lac 513
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Carte générale du lac 513 et de Carhuaz, indiquant la zone des avalanches de glace ayant produit en 2010 le GLOF qui s’est abattu sur Carhuaz.
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La cordillère Blanche, dans les Andes tropicales péruviennes, est un massif glaciaire qui a une entraîné de nombreuses catastrophes de type GLOF dans le passé (Carey 2005; 2010). La menace que constitue ce type de catastrophes tient, d’une part, au niveau du danger physique et, d’autre part, au degré de vulnérabilité et d’exposition de populations vivant en aval (Frey et al., 2018). Le lac glaciaire 513 (9° 12’ 45’’ S, 77° 33’ 00’’ O) se situe à 4 428 mètres au-dessus du niveau de la mer, au pied du mont Hualcán (6 104 m) dans le bassin du fleuve Santa (Fig. 1, 2). Le lac, qui s’est formé à la fin des années 1960 à la suite du retrait du glacier, a été déclaré très dangereux en 1988 et a fait l’objet d’importants travaux de mise en sécurité pour abaisser artificiellement son niveau d’environ 20 m jusqu’en 1994. Tout risque de GLOF n’avait pas disparu, mais la probabilité d’une rupture de grande ampleur était nettement réduite. En 2004, les autorités et des experts ont conclu dans un rapport que le lac pouvait être considéré comme sûr grâce aux infrastructures en place (INDECI 2004; Muñoz et al., 2016).
Toutefois, le lac 513 a été frappé de plein fouet par une avalanche à la suite du détachement de 450 000 m3 de roche et de glace du versant sud-ouest du mont Hualcán (Carey et al., 2012) (Fig. 2) le 11 avril 2010, vers 8 heures du matin (heure locale). L’avalanche a provoqué une vague de type tsunami sur le lac, entraînant un débordement du barrage malgré une revanche de plus de 20 m. Les traces de la vague révèlent un débordement du barrage d’environ 5 m (correspondant à une hauteur de vague d’environ 24 à 25 m) avec un débit de pointe de plusieurs dizaines de milliers de mètres cubes par seconde (Schneider et al., 2014). Le GLOF a endommagé plusieurs ponts et des infrastructures hydrauliques le long de sa trajectoire, puis a atteint le cône de déjection de la ville de Carhuaz (environ 20 000 habitants), où les plus gros débris du GLOF se sont déposés. Au total, 0,7 km2 de terres agricoles ont été ensevelies et la route nationale de la vallée de Santa a été endommagée, mais personne n’a perdu la vie.
Les autorités locales et nationales ainsi que des experts péruviens et internationaux, se sont réunis dans les semaines qui ont suivi la catastrophe pour examiner quel serait le meilleur moyen de protéger les personnes et leurs biens lors de futurs incidents. C’est ainsi qu’ils ont conçu, en 2011, un système d’alerte précoce (EWS) pour les GLOF, qui a été mis en oeuvre en l’espace de trois ans. Le GLOF EWS, le premier dans la région andine, a été créé dans le cadre du Projet Glacier (www. proyectoglaciares.pe), avec le soutien financier de la Direction du développement et de la coopération (DDC) de la Confédération suisse. CARE Pérou et l’Université de Zurich ont assuré conjointement la mise en oeuvre de l’EWS en étroite collaboration avec le district de Carhuaz, l’Autorité nationale des eaux du Pérou (ANA) et son Bureau d’évaluation des glaciers et des lacs (ancienne Unité de glaciologie et des ressources en eau, UGRH) de Huaraz.
Conception et mise en place du système d’alerte précoce pour les GLOF
La conception, l’organisation et l’exploitation de l’EWS pour les GLOF ont été élaborées conformément aux quatre principes établis à l’échelle internationale (cf. Fluixá-Sanmartín et al., 2018):
- Connaissance des risques
- Surveillance et alerte
- Diffusion et communication
- Capacité d’intervention
Connaissance des risques
La compréhension des risques détectés dans un lieu donné est fondamentale pour la conception d’un EWS. On peut évaluer les risques en appliquant des méthodes établies, reposant sur l’analyse des dangers physiques au moyen d’indicateurs et de seuils critiques (liés en l’occurrence aux différentes composantes du processus de GLOF), sur l’exposition des personnes et des biens (par ex. les infrastructures) ou sur la vulnérabilité (par ex. sociale, économique) des éléments exposés. Les évaluations complètes des risques liés aux GLOF sont rares (Allen et al., 2016) et complexes, car ces phénomènes sont généralement l’aboutissement d’une série de processus de déclenchement et de propagation d’écoulements massiques (Schneider et al., 2014; Westoby et al., 2014).
Le GLOF de 2010 a servi de référence pour analyser les risques physiques en simulant la cascade de processus par une méthode itérative fondée sur des modèles numériques reposant sur des éléments physiques couplant des mouvements de masse et des processus hydrodynamiques (RAMMS et IBER). Cette chaîne de modèles a été utilisée pour simuler trois scénarios envisageables, de magnitudes diverses (petite, moyenne et grande) en tenant compte des probabilités de concrétisation correspondantes (respectivement élevée, moyenne et faible). Cette procédure d’évaluation des risques, reposant sur les normes internationales, était conforme aux lignes directrices récemment établies par le Groupe permanent sur les risques liés aux glaciers et au pergélisol en montagne (
www.gaphaz.org), une commission conjointe de l’Association internationale des sciences cryosphériques (AISC) et de l’Association internationale du pergélisol (AIP). La modélisation et des études de terrain ont permis de cartographier les risques de GLOF pour les communautés locales et la ville de Carhuaz (Schneider
et al., 2014) (Fig. 3). L’exposition et la vulnérabilité ont été évaluées sur la base de sources de données accessibles au public (telles que les données de recensement) et d’études complémentaires menées dans les bassins versants.
Chaque acteur a toutefois sa propre manière de percevoir les risques. Comprendre et prendre en considération ces différences de perception est un véritable défi, mais c’est une condition essentielle pour obtenir l’adhésion d’une large palette d’utilisateurs et garantir le succès à long terme des mesures de réduction des risques. Plusieurs ateliers ont été organisés au sein des différentes communautés du bassin versant pour recenser la perception des risques et les priorités des dirigeants et de la population locale. Par la suite, des études ethnographiques, nécessitant des séjours de recherche plus longs (plusieurs mois) au sein des communautés locales, ont également été menées dans le bassin versant. Ces démarches ont permis de mieux cerner la manière dont les populations locales percevaient leur environnement naturel et la relation qu’elles entretenaient avec la montagne, les glaciers et les lacs de la région. Il a ainsi été possible de définir la perception des divers types de risques et la manière dont ces risques s’articulaient avec ceux sur lesquels portait le projet GLOF EWS. Les aspects culturels et politiques ont ainsi été mis en évidence, tout comme les préoccupations de la population à l’égard de l’eau, à savoir sa disponibilité, essentiellement du point de vue de l’accès (par ex. droits relatifs à l’eau et répartition de cette ressource).
Surveillance et alerte
La surveillance et l’alerte sont des éléments centraux d’un EWS. Il faut mettre en place des instruments de surveillance et des mesures techniques pour détecter les dangers afin de pouvoir émettre des alertes en temps utile. La difficulté est de déterminer les variables et processus environnementaux qui sont essentiels pour la détection précoce d’un phénomène extrême (comme un GLOF) et que des capteurs peuvent mesurer. La reconstitution de la rupture du lac glaciaire de 2010 et la modélisation des scénarios envisageables (élément de connaissance des risques) ont permis de mieux comprendre le processus et, par là, de déterminer ce qu’il fallait mesurer et surveiller. Il est par exemple essentiel de connaître le temps de parcours du GLOF (du déclenchement à l’arrivée sur les sites habités) pour concevoir un EWS, puis pour représenter le phénomène et procéder à la planification avec les autorités et les communautés locales (voir «Diffusion et communication»).
Au moment de la conception du GLOF EWS pour le lac 513 (2011-2012), il n’y avait que peu de projets de référence, et même aucun pour la région de l’Amérique latine. Dans ce contexte, tout l’art consiste à prendre en compte tous les processus susceptibles d’amorcer une crue, tout en mesurant jusqu’à quand il reste possible de donner l’alerte. Les différents types de processus déclenchant des crues – avalanches de glace, moraines instables, effondrement de talus rocheux – sont fortement tributaires des conditions locales. Il est indispensable de bien comprendre l’environnement physique et les interactions entre processus à même de donner lieu à différents types de GLOF.
L’environnement physique, rude et extrême, dans lequel se forment les lacs glaciaires (à l’origine des GLOF) constitue souvent le plus grand défi. Les environnements de haute altitude, comme le lac 513, se caractérisent par de grandes fluctuations quotidiennes, de longues périodes de nébulosité, de fortes précipitations, un intense rayonnement solaire et une topographie abrupte, à quoi s’ajoute la difficulté d’accès. Tous ces facteurs doivent être pris en compte dans la conception et la mise en oeuvre. Les aventuriers-scientifiques du GLOF EWS ont dû prendre des dispositions pour envisager des baisses d’énergie, des problèmes de capteurs pour la transmission des données et l’accès limité pour installer les capteurs et pour les fréquentes opérations de surveillance et de maintenance.
Un autre élément crucial pour la surveillance et l’alerte, en particulier pour un EWS situé dans un environnement extrême, est la redondance du système. Même dans un EWS bien testé et étalonné, une panne de capteur ou de transmission de données est susceptible de se produire à un moment ou à un autre. À défaut d’une redondance suffisante, une simple panne de capteur peut entraîner la panne de tout le système.
Un autre problème est le financement de la maintenance à long terme du système. Les petites municipalités, dont le budget est limité, ont d’autres priorités, comme l’investissement dans les services de santé et d’éducation.
Grâce aux informations recueillies, les équipes locale et internationale ont travaillé ensemble, chacune apportant ses compétences, pour concevoir un système d’alerte précoce adapté à la situation du lac 513. Le projet comprenait deux stations (une station principale au barrage du lac 513 et une autre dans la Pampa Shonquil, comprenant des instruments de mesure météorologique), un centre de données à Carhuaz, une station d’alerte à Pariacaca, et une station-relais pour transmettre le signal du lac au centre de données (Fig. 3).
Les stations étaient équipées des instruments suivants:
- Centre de données de Carhuaz (2 640 m au-dessus du niveau de la mer): antenne de réception, écran avec accès aux données en temps réel, serveur pour le stockage des données, infrastructure pour le lancement des alarmes.
- Station-relais (3 189 m au-dessus du niveau de la mer): une antenne de réception et d’émission.
- Station du lac 513 (4 491 m au-dessus du niveau de la mer): 2 appareils photo s’enclenchant toutes les 5 secondes pendant la journée, l’un placé face au mont Hualcán, l’autre face au barrage. 4 géophones situés à proximité de la station, fonctionnant en permanence et envoyant des données toutes les 5 secondes, afin de détecter d’éventuels mouvements de masse (par ex. une avalanche de glace) exposant le lac. Antenne de réception et d’émission et enregistreur de données.
- Station de Pampa Shonquil (3 600 m au-dessus du niveau de la mer): station de mesure du débit fluvial (utilisant un capteur de pression), station météorologique avec des capteurs pour la mesure, la température et de l’humidité de l’air, des précipitations, de la vitesse du vent et du rayonnement solaire. Antenne d’émission et enregistreur de données.
- Station de réception et d’alerte de Pariacaca (3 138 m au-dessus du niveau de la mer): le système de surveillance informe les habitants des phénomènes survenant au lac 513 et des sirènes sont activées au centre de données de Carhuaz pour déclencher l’évacuation.
Toutes les stations ont été équipées de panneaux et de batteries solaires pour la production et le stockage d’énergie. L’énergie est toutefois restée un facteur limitant, en particulier à la station du lac glaciaire, car les sommets de la cordillère Blanche se trouvent très fréquemment sous une couverture nuageuse. Chaque station était dotée d’un mât sur lequel étaient fixés la plupart des instruments, une boîte en béton verrouillable pour les équipements électroniques et une clôture de protection. Des groupes électrogènes de secours se trouvaient dans le bâtiment municipal pour éviter les pertes de données et d’accès pendant les coupures de courant.
Les géophones (des appareils qui enregistrent les mouvements du sol et les convertissent en tension électrique) étaient les principaux instruments utilisés pour détecteur un déclencheur de GLOF potentiel. Les appareils photo de secours pouvaient être utilisées pour obtenir une vue d’ensemble de la situation et, surtout pendant la phase de test du système, pour corréler les mesures des géophones avec l’intensité des phénomènes (avalanches). Le capteur de pression dans le lit de la rivière à la station de Pampa Shonquil offrait une redondance au système et, si des mesures d’étalonnage étaient prises, il pouvait être utilisé pour enregistrer le débit en continu. Par la suite, il a été prévu d’installer des capteurs filaires dans le lit de la rivière en aval du lac 513, pour détecter les débits inhabituellement élevés et dangereux, susceptible d’être appliqué aux systèmes d’alerte de coulées des débris.
Une permanence assurée par des gardiens dans une cabane à côté de la station de Pampa Shonquil était un élément important du système, surtout pour examiner les redondances. Son but premier était de contrôler l’alimentation en eau douce de la municipalité de Carhuaz mais, comme les gardiens voyaient très bien le lac 513, ils pouvaient signaler tout phénomène aux autorités (comme en 2010).
Pour plus de sécurité, toutes les données sont d’abord stockées dans l’enregistreur de données de chacune des stations, puis transmises à 5 secondes d’intervalle au serveur du centre de données, qui dispose d’une sauvegarde dans le nuage. Toutes les données sont directement transférées sur un site web auquel on peut accéder à distance en temps réel. Au centre de données (un bureau indépendant situé à Carhuaz), un écran affiche en permanence les données de cette page web.
Le protocole d’alerte est un élément essentiel d’un EWS. Il documente et définit les procédures d’alerte, en distinguant généralement entre un certain nombre de niveaux d’alerte et d’actions qui s’y associent, de même qu’entre les institutions, organisations ou comités compétents et les personnes responsables. Les lois, règlements et directives locales, régionales et nationales ont dû être prises en considération dans le protocole d’alerte du lac 513. Il a fallu intégrer les membres du centre local d’intervention d’urgence, la protection civile, plusieurs fonctionnaires et le maire (qui a compétence pour lancer l’alarme d’évacuation). Le protocole était accompagné d’une liste de personnes compétentes et de leurs numéros de téléphone. Il définissait trois niveaux d’alerte (jaune, orange et rouge, outre le niveau de référence vert, pour la situation normale), et indiquait aussi les critères pour établir que ces niveaux étaient atteints et le type de mesures qui s’imposaient. À cet effet, il a fallu déterminer des seuils pour les variables et les processus physiques en fonction des mesures effectuées par des capteurs. L’établissement de ces seuils est essentiel et exige une longue période d’étalonnage et d’essais, le plus souvent de plusieurs mois, surtout en l’absence de toute mesure préalable, comme dans le cas du lac 513.
Diffusion et communication
Si les valeurs mesurées sur un géophone dépassent un seuil défini, un bref message est automatiquement envoyé aux téléphones portables de tous les responsables prévus par le protocole d’alerte pour qu’ils vérifient immédiatement les données et les informations de l’EWS. Ensuite, pour déterminer les mesures à prendre, il faut se référer au plan d’action et aux données disponibles. L’alarme ne peut pas être lancée automatiquement par le système car, selon la loi péruvienne, seul le maire peut autoriser une évacuation.
Le module d’alarme de Carhuaz émet deux sirènes acoustiques de longue portée et peut envoyer des messages prédéfinis aux responsables et aux parties prenantes de la ville comme du district, notamment aux directeurs d’école ou d’hôpital, aux policiers et aux pompiers. Les communautés situées en amont de Carhuaz sont avertis et informés par le centre local d’intervention d’urgence et par les autorités centrales de Carhuaz. À Pariacaca, qui se trouve sur la trajectoire des crues, se trouve une station d’alerte dotée de sirènes. De plus, les protocoles de l’EWS ont été adaptés aux protocoles péruviens d’évaluation des risques, ce qui permettait de communiquer avec le Centre national d’intervention d’urgence de Lima pour demander de l’aide (Muñoz et al., 2016).
Capacité d’intervention
La capacité des personnes exposée à réagir adéquate-ment, en fonction du niveau de l’alerte émise, est peut-être l’élément le plus crucial d’un EWS. C’est aussi le dernier élément de la chaîne. Il est donc tributaire de tous les autres: il convient de veiller à ce que les défaillances ou les erreurs tout au long de la chaîne de surveillance et d’alerte ne puissent pas le compromettre.
Dans le cadre du projet, des sessions d’information ont été organisées avec la population exposée. Elles ont permis d’expliquer et d’examiner le concept et les fonctionnalités de l’EWS, ses possibilités et ses limites, de même que de donner des instructions claires sur les mesures à prendre en cas d’alarme. La consigne était d’évacuer sans attendre les zones menacées et des précisions claires étaient données sur les voies d’évacuation et les zones de sécurité. Le service de protection civile de Carhuaz avait dressé une carte détaillée de tous les itinéraires d’évacuation sur la base de la cartographie des risques produite lors de la phase dite de connaissance des risques. Des simulations d’urgence sont organisées plusieurs fois par an dans l’ensemble Pérou car le risque sismique y est très élevé. Ces simulations, dont certaines ont lieu la nuit, ont été utilisées pour soumettre la population et les autorités à un exercice d’évacuation et dans des conditions quasi-réelles, et pour les familiariser avec l’EWS du lac 513.
Aspects opérationnels et enseignements
En 2010, lors des premières discussions et activités en vue du projet de GLOF EWS, l’essentiel se faisait à Carhuaz, où se trouvait le centre de données. Toutefois, l’envergure technique, opérationnelle et sociale du projet dépassait les capacités d’une si petite ville. Pour relever le défi, il fallait solliciter des compétences éprouvées au plan national comme international, exigeant la présence régulière d’experts sur place ainsi qu’un processus constant de renforcement des capacités et d’échanges ciblé sur la population et les autorités locales. En juillet 2015, l’entière responsabilité de l’EWS a été remise aux autorités locales lors d’une cérémonie réunissant des personnalités officielles de la ville, du district et du pays, des représentants du gouvernement suisse et des populations et écoles locales, de même que d’experts nationaux et internationaux. À cette époque, l’EWS a fait la une des médias péruviens, suisses et internationaux.
En 2016, une grande partie du centre des Andes tropicales, y compris la région de la cordillère Blanche, a connu une forte sécheresse. En temps normal, après une longue saison d’hiver austral sec, les agriculteurs s’attendent à voir arriver la saison des pluies en octobre. En 2016, aucune pluie n’a été enregistrée en octobre ni en novembre.
Après de premières demandes de retrait de l’EWS par des habitants (cf. Fraser, 2017), les agriculteurs perdirent patience et la rumeur que les pluviomètres et les antennes du lac 513 étaient responsables du manque de précipitations commença à se répandre. Les craintes populaires (exacerbées par des enjeux politiques au sein de la communauté et par une diffusion insuffisante d’informations sur la situation météorologique exceptionnelle), de nombreux habitants se sont rassemblés au lac 513 le 24 novembre pour démanteler la station EWS du lac. Cette initiative destructrice a suscité de vives réactions à l’échelle locale, nationale et internationale, de même que sur les médias sociaux, où se sont exprimés dans des échanges tumultueux entre partisans et détracteurs de l’EWS. De nombreuses personnes ont exprimé leur honte et leur incompréhension et leur indignation face à ces déprédations exposant des vies humaines.
La destruction de la station a causé des dégâts techniques et compromis l’exploitation des éléments de surveillance et d’alerte de l’EWS. Les gardiens situés sur le site intermédiaire (Pampa Shonquil) ont toutefois pu maintenir leur service. Les capacités d’intervention et les mécanismes institutionnels n’ont pas été affectés. Il importait néanmoins de comprendre les causes profondes de ce geste.
Les conclusions d’une étude approfondie de l’incident, menée par des experts en sciences sociales, sont résumés ci-dessous. Cet épisode est riche en enseignements pour quiconque veut mettre en place des services climatologique et d’alerte, où que ce soit.
- Des stations météorologiques ou d’alerte ont été détruites de la même manière par la population locale sur d’autres sites et dans d’autres régions, notamment dans l’Himalaya, les Andes et les Alpes européennes, même si ces gestes ont été mal documentés.
- Des conflits locaux, au sein de la population ou entre groupes sociaux, ainsi que la méfiance et les préjugés à l’égard d’institutions extérieures peuvent durement compromettre l’acceptation de leur participation à des projets ou des équipements qu’elles proposent, mais si cette hostilité reste invisible.
- La relation qu’entretiennent les populations locales (exposées) avec leur environnement naturel et leur perception des différents risques déterminent dans une large mesure leur attitude vis-à-vis des mesures prise pour réduire les risques. La population locale peut avoir des perspectives très différentes de celles du gouvernement ou des experts techniques et scientifiques. Elle peut par exemple entretenir une relation intime avec les montagnes, les glaciers et les lacs, qui peuvent être à ses yeux des lieux chargés d’une certaine spiritualité, liés à l’origine de la vie. Ainsi, elle peut percevoir un GLOF comme la réaction d’un glacier (en tant qu’esprit de la montagne) ou d’un lac (en tant qu’être animé) à des interventions humaines ou un comportement inapproprié. Il faut donc prendre connaissance des savoirs et récits traditionnels et les prendre dûment en compte pour établir un dialogue constructif en vue de trouver de solutions acceptables.
- En conséquence, une compréhension profonde des conditions sociales, politiques et culturelles, notamment en matière des rapports de force, est une indispensable pour élaborer des services d’alerte précoce et, plus généralement, des services d’adaptation au climat. Elle est nécessaire à la bonne collaboration entre tous les acteurs: membres de la population locale, spécialistes des sciences physiques ou sociales, ingénieurs, employés du gouvernement local, organismes techniques gouvernementaux et organisations non gouvernementales (ONG). Une importance particulière doit être accordée aux sciences sociales.
- Souvent, les autorités considèrent qu’un EWS est essentiellement une affaire de mesure technique et de transmission de données. Or, il est fondamental de comprendre qu’un tel système a également des composantes institutionnelles, sociales, culturelles et politiques. Un système d’EWS ne peut être opérationnel que si toutes ses composantes y participent. Enfin, il est essentiel que les autorités et la population locales comprennent qu’un EWS ne peut pas réduire les risques à zéro: son principal objectif est d’éviter de protéger les vies humaines. Il doit donc être accompagné d’autres mesures de réduction des risques, en particulier une planification appropriée de l’aménagement du territoire.
Conclusion
L’installation d’un EWS dans un environnement extrême tel qu’un lac de glacier est un réel défi. Le système doit être soigneusement conçu pour garantir une solide production énergétique, une transmission fiable et efficace des données, la mesure des variables physiques nécessaires et le degré de redondance requis. Il faut expliquer clairement aux autorités locales que plusieurs mois d’étalonnage sont indispensables. Enfin, la maintenance de l’EWS doit être inscrite au budget annuel des autorités locales pour garantir la durabilité du système.
Plusieurs EWS des Andes péruviennes (par ex. ceux de Huaraz-Palcacocha et d’Urubamba-Chicón) et d’autres contrées se sont inspirés du modèle du lac 513. Si les grands principes du projet et le renforcement des capacités peuvent être reproduits, il ne faut pas perdre de vue que chaque lieu a ses propres caractéristiques et ses propres exigences, dont il convient de tenir dûment compte.
Auteurs
Christian Huggel, Département de géographie, Université de Zurich, Zurich, Suisse
Alejo Cochachin, Area de Evaluación de Glaciares y Lagunas, Autoridad Nacional del Agua (ANA), Huaraz, Pérou
Fabian Drenkhan, Département de géographie, Université de Zurich, Zurich, Suisse; Pontificia Universidad Católica del Perú, Lima, Pérou; et Department of Civil and Environmental Engineering, Imperial College London, Londres, Royaume-Uni
Javier Fluixá-Sanmartín, Centre de recherche sur l’environnement alpin (CREALP), Sion, Suisse
Holger Frey, Département de géographie, Université de Zurich, Zurich, Suisse
Javier García Hernández, Centre de recherche sur l’environnement alpin (CREALP), Sion, Suisse
Christine Jurt, Haute école des sciences agronomiques, forestières et alimentaires (HAFL), Berne, Suisse
Randy Muñoz, Département de géographie, Université de Zurich, Zurich, Suisse
Karen Price, CARE Perú, Lima, Pérou
Luis Vicuña, Département de géographie, Université de Zurich, Zurich, Suisse
Références
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