Conciliation des visions postpositiviste et postmoderne du monde concernant la recherche et les services climatologiques

Par Inez Ponce de Leon1 et C. Kendra Gotangco2
Le changement climatique est devenu une question englobant presque tout pour la génération actuelle. Ce qui a commencé dans le domaine des sciences physiques est devenu plus complexe que prévu au départ et est lié intrinsèquement aux modes de vie des hommes et à la prise de décisions. Ainsi, une vue d’ensemble de la climatologie exige des recherches et une pratique interdisciplinaires et transdisciplinaires rigoureuses en vue de lancer des actions ouvertes sur le terrain.1,2
En raison de son caractère exhaustif, le postmodernisme a émergé au cours des dernières années en tant que modèle possible de recherche interdisciplinaire pour des questions telles que le changement climatique. Cependant, il a été critiqué par les chercheurs en général en raison de son relativisme apparent et de l’absence de paramètres concrets permettant d’évaluer la validité des résultats. Les scientifiques font toujours appel essentiellement à l’approche postpositiviste traditionnelle où il existe une seule «vérité» objective qu’on peut connaître grâce à une expérimentation approfondie. Le postpositivisme tient les connaissances et la réputation scientifiques en haute estime tout en rejetant souvent l’opinion des non-scientifiques comme n’étant pas étayée ou ne possédant pas la profondeur de la compréhension technique.
Toutefois, la complexité de la question du changement climatique est incontestable et la diversité des voix rend une question déjà complexe difficile à comprendre et encore plus à traiter. Des termes tels que «résilience», «résistance», «risque», «sécurité» et «vulnérabilité» sont utilisés sans qu’il existe de consensus clair quant à leur définition. Comme ces termes sont liés à des valeurs de la société, ils ont des significations diverses selon le contexte et des conséquences pour les objectifs en matière d’adaptation.
Ces questions deviennent encore plus essentielles au vu des initiatives actuelles visant la conceptualisation, l’élaboration et la mise en oeuvre de cadres et d’infrastructures pour ce qui est de la prestation de services climatologiques, autrement dit d’informations climatologiques adaptées à l’usage des parties prenantes qui concernent l’évaluation de la vulnérabilité, des incidences et de l’adaptation, puis la prise de décisions relatives aux stratégies et aux interventions. Notre compréhension du problème du climat commande la définition des objectifs, la formulation et la mise en oeuvre de politiques saines ainsi que l’articulation et la mesure des indicateurs de progrès. La diversité des protagonistes suppose une diversité possible de la compréhension de ce qu’il convient de faire face au changement climatique et de la définition des indicateurs permettant de suivre les progrès réels et le succès de la mise en oeuvre.
Comment alors progresser vu les limites des approches postpositiviste et postmoderne et la difficulté à les concilier? Pouvons-nous intégrer les points forts de ces deux courants mondiaux pour réaliser des recherches rigoureuses afin d’offrir des services appropriés et efficaces? Pouvons-nous élargir le discours à des perspectives philosophiques et sociologiques afin d’établir un lien entre science et société? Nous témoignons ici en faveur d’une conciliation qui, nous l’espérons, va contribuer à établir les bases de méthodes interdisciplinaires et transdisciplinaires en matière de recherches et d’actions concernant l’évolution du climat.
Bilan des visions du monde
Une vision du monde est une lentille à travers laquelle on peut visualiser, étudier et chercher à comprendre le monde. Elle comporte plusieurs éléments, et notamment des hypothèses concernant la nature de la connaissance (épistémologie), la nature de la réalité (ontologie), la nature des façons valables d’appréhender et de comprendre le monde (méthodologie) et les rapports du monde avec ses parties constituantes.
Dans le postpositivisme, on affirme qu’il existe une réalité objective, mais que celle-ci ne peut être mesurée et comprise qu’approximativement. Cette situation est due à une capacité limitée d’être complètement objectif, à l’erreur humaine et aux limites des instruments. Dans le postpositivisme, l’objectivité est répartie parmi les scientifiques. Autrement dit, les résultats sont validés par triangulation des conclusions de nombreux scientifiques. Les processus d’examen paritaire et de recherche d’un consensus dans les rapports d’évaluation du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) reflètent cette tradition.
Le postmodernisme est radicalement opposé au postpositivisme. Il s’accompagne souvent du scepticisme croissant du monde moderne à l’égard de la science et de l’aveu que nos problèmes sont bien plus complexes que prévu. Le postmodernisme ne prétend rien à propos de la nature de la réalité. Selon celui-ci, la situation d’un sujet – définie par sa culture, son éducation, la religion, la société et d’autres facteurs externes – équivaut à la création d’une lentille unique mais limitée à travers laquelle il perçoit le monde. Ainsi, personne ne peut être complètement objectif. Il n’y a pas de faits ou d’histoire, mais seulement des interprétations des faits qui varient selon le sujet, mais qu’il faut reconnaître et considérer également. Personne n’étant meilleur ou pire qu’un autre, il convient de redéfinir les compétences.
Dans ce contexte, les différences d’approche de la recherche entre les deux visions du monde deviennent plus claires. L’un des points forts du postpositivisme est la fixation de règles concernant une méthodologie valable pour la recherche. Cependant, on suppose aussi que la connaissance se limite à certains groupes (comme les scientifiques). Cette hypothèse est incompatible avec le domaine de la stratégie, où l’on prend en compte les perspectives de divers protagonistes. Elle est également inadéquate vu la vaste portée intersectorielle du problème du climat. Le postmodernisme considère les besoins et les perspectives de partenaires multiples. Toutefois, il manque de rigueur pour ce qui est d’une recherche systématique susceptible de produire les généralités nécessaires dans des domaines tels que la stratégie et les communications.
Cette incompatibilité des visions du monde a des incidences allant au-delà de la classe de philosophie. Des chercheurs qui ont étudié l’incompatibilité en question au sein de groupes de recherche interdisciplinaire ont constaté que des différences de croyances épistémologiques sont à l’origine de nombreuses querelles dans ces groupes. D’autres recherches ont permis de constater que de mauvaises interprétations des hypothèses épistémologiques et méthodologiques de la recherche scientifique sont susceptibles d’aggraver encore les controverses relatives à l’environnement. On a mis en doute la participation de profanes à des groupes de recherche, même s’ils ont parfois la connaissance et l’expérience de situations réelles que les experts désignés n’ont pas mais devraient avoir.
Vu le caractère multidimensionnel des problèmes que pose le changement climatique dans notre vie quotidienne, la science réductionniste n’arrive manifestement pas à traiter de questions complexes et pluridimensionnelles telles que le changement climatique, mais les démarches postmodernes par elles-mêmes ne sont pas non plus à la hauteur de la tâche à accomplir. C’est pourquoi les deux visions du monde méritent d’être réexaminées afin qu’on puisse les concilier pour aboutir à une approche plus ouverte et efficace face aux problèmes que posent la recherche sur l’évolution du climat et la prestation de services climatologiques. Lors de cette conciliation des deux visions, on peut associer l’abord systématique du postpositivisme et la globalité du postmoderisme.
Conciliation et recommandations
Une conciliation du postpositivisme et du postmodernisme est possible – et ce n’est pas une simple abstraction –, pour peu que les tendances de la recherche et de la pratique actuelles donnent quelque indication. De récentes initiatives mondiales montrent la voie d’une collaboration plus étroite entre producteurs et utilisateurs de recherches sur le climat – on notera que ces groupes ne sont en aucun cas mutuellement exclusifs – de façon à élaborer des services appropriés et adaptés aux nombreuses réalités auxquelles nous sommes confrontés.
Le Cadre mondial pour les services climatologiques (CMSC), par exemple, est fondé sur des «piliers» qui incluent non seulement les composantes «recherche, modélisation et prévision» ou «observations et surveillance», considérées traditionnellement comme relevant des programmes de recherche en physique et en sciences naturelles, mais aussi une «plate-forme d’interface utilisateur», un «système d’information sur les services climatologiques » et une composante «renforcement des capacités». Les trois dernières composantes exigent davantage d’apports des sciences sociales et des lettres et, chose plus importante, des protagonistes eux-mêmes. En outre, le cadre d’interaction entre les piliers permet aux parties prenantes d’injecter des informations en retour dans les composantes «recherche» et «observation». L’initiative «Future Earth: La recherche au service du développement durable», nouveau programme transsectoriel international consacré à la transformation de l’environnement, assure une transition à partir du Partenariat pour l’étude scientifique du système terrestre (ESSP). Le projet de cadre de recherche de Future Earth3 autorise explicitement une conception et une production communes aux chercheurs et aux diverses parties prenantes
Ces initiatives sont prometteuses dans la mesure où elles montrent comment intégrer la reconnaissance postmoderne de l’hétérogénéité des acteurs et des contextes aux normes de recherche rigoureuses du postpositivisme. Il reste toutefois des problèmes pratiques et théoriques à régler. Une éventuelle «crise par l’analyse», où les chercheurs auraient du mal à progresser en raison des questions et des dilemmes qu’implique la pensée postmoderne, serait grave. Il peut être difficile d’offrir des services climatologiques sans se demander si ceux-ci correspondent au cadre théorique du postmodernisme.
Nous proposons ainsi une vision du monde conciliée en unissant le postpositivisme et le postmodernisme. Cette vision peut servir de guide aux chercheurs et aux praticiens spécialisés dans le changement climatique, qu’ils étudient le comportement de divers protagonistes en matière de prise de décisions ou qu’ils mènent des recherches en sciences physiques afin d’étayer les actions sur le terrain. Dans un tel cas, la vision en question peut guider le choix de cadres conceptuels théoriques qui vont fixer les limites des recherches à venir, afin que celles-ci concordent sur le plan interne et soient ainsi valables sur le plan externe.
Dans cette vision du monde conciliée, nous proposons l’ontologie d’une réalité objective que quiconque peut contrôler de façon limitée et qui ne peut être mesurée qu’approximativement. Certaines écoles postmodernistes pourront rechigner devant une telle proposition, mais il faut aussi savoir qu’il existe certains indicateurs environnementaux qu’on ne peut juger comme étant «relatifs». Par exemple, nos réserves de combustibles fossiles vont s’épuiser à un moment et l’on ne peut simplement pas imaginer la création d’un nouveau réservoir par des partenaires investis dans une réalité fondée sur ces combustibles. C’est pourquoi on peut dire que la tâche consistant à développer des sources d’énergie renouvelable a un fondement objectif.
Nous proposons aussi une épistémologie limitée par les compétences. Le postpositivisme limite les prétentions à la connaissance à ceux qui ont reçu une formation de spécialistes, alors que le postmodernisme ne fixe pas de limites et considère toutes les perceptions comme valables. Dans les deux cas, la recherche risque d’être entravée, surtout si elle porte sur une question aussi transsectorielle que le changement climatique. Le postpositivisme peut réduire la question du changement climatique de façon à ce que les études ne correspondent qu’à l’expérience qu’en a un groupe précis et devenir étranger aux diverses actions menées sur le terrain. D’un autre côté, le postmodernisme risque de ne pas faire la distinction entre une perception étayée et une opinion dans le cénacle des parties prenantes, ce qui le mènera à des actions fondées sur des prémisses trop incertaines. La perception d’une question peut avoir pour origine la compétence, et c’est cette compréhension qui est valable pour les recherches à venir. D’autre part, une opinion personnelle peut ne pas être étayée par la compétence, mais indiquer simplement les effets de facteurs externes tels que les mass media. Pratiquement, cela implique, pour la recherche sur l’évolution du climat, l’inclusion et le respect des divers acteurs transdisciplinaires, mais aussi une articulation soigneuse de leur rôle correspondant à leur spécialisation et à leur expérience.
Nous supputons aussi que dans le cas d’une méthodologie valable, les chercheurs sont considérés comme des participants à la recherche, mais aussi comme des instruments de la recherche. Les chercheurs devraient savoir que s’il existe une réalité objective, leur formation, leurs penchants personnels et même la langue qu’ils utilisent 1) les empêchent de mesurer ou de percevoir le monde en toute objectivité et 2) peut leur faire changer le monde qu’ils mesurent, particulièrement si leur étude a des côtés humains. C’estpourquoi les chercheurs ne peuvent être considérés à part de l’objet de leurs recherches.
Qui plus est, le rôle de la collectivité ne doit pas se limiter à donner des informations au départ sur le domaine d’étude envisagé, puis à recevoir, à la fin, le produit fini de la recherche, sans qu’il y ait de rapports étroits avec les chercheurs entre les deux étapes ni d’amélioration à long terme par la suite. Les membres de la collectivité peuvent être à la fois des utilisateurs actifs d’informations climatologiques et des producteurs actifs de connaissances dans leur propre domaine, qui pourront avoir un rapport avec la recherche et les services climatologiques. Ils devraient donc établir des partenariats constructifs depuis l’étape de la conception de la recherche jusqu’au processus de mise en oeuvre. Vu que la signification et l’exploitation de diverses données et informations dépendent du contexte, il convient de placer les résultats de la recherche et les services climatologiques dans le contexte dans lequel ils seront appliqués afin que cela se traduise par des actions durables sur le terrain.
Ainsi, dans une recherche axée sur la prestation de services climatologiques, il faut considérer les environnements et les cultures propres à divers groupes. Les chercheurs doivent convenir qu’une évaluation mondiale des effets et des incidences du changement climatique est valable, mais qu’elle risque de ne pas être aussi pertinente sur le terrain que des évaluations régionales non gouvernementales conçues en fonction de conditions culturelles locales. Une évaluation régionale nécessite la coopération des sciences pures, des sciences sociales et des lettres sur un pied d’égalité. Dans ce cas, la science ne transmet pas simplement la connaissance aux lettres pour qu’elles en donnent une interprétation. Ce renvoi postpositiviste ne peut pas exister dans un monde multiculturel et pluridisciplinaire complexe où la science n’est pas la seule source de connaissance. Aucun domaine n’a le monopole d’une connaissance valable et les frontières disciplinaires sont traversées constamment en reconnaissance de la diversité et de la complexité des problèmes climatologiques auxquels nous faisons tous face.
Ainsi, la recherche devrait envisager des données quantitatives et qualitatives pour tenir compte de la complexité des questions liées au changement climatique, mais sans toujours rechercher de grandes explications. Même si cela est possible dans certains cas, il pourrait être aussi utile, sinon plus utile, de saisir la diversité qui existe entre les groupes de partenaires, de comprendre la signification du climat pour un groupe donné et de procéder à une analyse systématique, rigoureuse et exhaustive dans ce contexte, indépendamment du fait que les données comportent des chiffres ou des mots. En outre, la recherche devrait tenir compte de sources de connaissances indépendantes des laboratoires et non scientifiques. Elle pourrait inclure des connaissances locales à propos de la pêche, de laconfiguration du temps, de la faune et de la flore sauvages et de l’agriculture. La décentralisation des compétences devrait être reconnue et respectée.
En plus, le modèle traditionnel de la science qui reconditionne la connaissance pour un public profane ignorant doit être remplacé par un modèle qui ne suppose pas que la production d’informations scientifiques équivaut à une transformation des comportements ou qu’une certaine immobilité est signe d’entêtement et d’irrationalité. Les protagonistes disposeront peut-être de critères également valables, en dehors de la sphère technique, sur lesquels fonder la prise de décisions.
La raison d’être des services climatologiques est de créer des impacts sur le terrain, mais comme chaque «terrain» est différent sur le plan culturel et social, il ne devrait pas y avoir de modèle unique pour concevoir et exploiter de tels services en complément d’autres facteurs influant sur la stratégie adoptée. Même la langue employée ne va pas de soi. Il n’existe pas de définition universelle de termes tels que «résilient», «résistant», «vulnérable» ou «sûr» et pas de seuils uniformes permettant de faire face et de s’adapter. Au lieu de cela, les définitions et les significations sont conçues, discutées et négociées dans chaque contexte et chaque application. En général, il n’existe pas de formule pour concevoir le processus de dialogue et d’engagement scientifique-utilisateur. Notre perception du climat et notre discours sur celui-ci dépendent de la culture et de la nature.
Un regard neuf sur la climatologie d’aujourd’hui La science est un outil puissant, et c’est là une bonne raison d’articuler les principes fondateurs de la réalisation de recherches scientifiques. Toutefois, des partenariats plus nombreux et plus étroits devraient être conclus entre la science, d’autres disciplines et divers acteurs. Le problème du climat ne peut pas âtre abordé efficacement si la science seule, la technique seule ou les valeurs sociales seules sont mises à contribution.
À l’avenir, la recherche devrait explorer la climatologie et ses liens avec la société en vue d’établir une science du climat qui soit cohérente sur le plan externe et interne. En conciliant les visions du monde, la recherche pourra tenir compte de toutes les perceptions pertinentes des parties prenantes sans s’empêtrer dans le bourbier de l’analyse et des opinions. La climatologie devrait pratiquer cette exhaustivité dans toutes ses activités, depuis le plan de travail jusqu’aux sciences sociales, et à toutes les étapes de ces activités, depuis l’établissement de la portée des impacts et la conception de la recherche jusqu’à la diffusion des résultats et au renforcement des capacités. Cette exhaustivité organisée permettra peut-être à certains protagonistes de perdre leurindifférence par rapport aux problèmes écologiques, ce quipourra conduire à un renforcement des stratégies et de la coopération au sein des nations et entre celles-ci en ce qui concerne l’évolution du climat. Reconnaître la diversité de l’expérience et la décentralisation des compétences nous permettra non seulement d’enrichir la recherche et les services climatologiques, mais aussi d’aborder la question du changement climatique là où elle a le plus d’importance: sur le terrain et au sein des collectivités.
Bibliographie
Adger, N., S. Dessai, M. Goulden, M. Hulme, et I. Lorenzoni, 2009: Are there social limits to adaptation to climate change? Climatic Change, 93 (3-4), 335-354.
Glover, L., 2006: Postmodern climate change. New York: Routledge.
Hulme, M., 2011: Meet the humanities. Nature Climate Change, 1,177-179.
Ravetz, J.R., 1999: What is post-normal science? Futures, 31, 647-653.
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1 Département des communications, Université Ateneo de Manila
2 Département des sciences de l’environnement, Université Ateneo de Manila
3 Projet de document disponible à l’adresse suivante:
www.icsu.org/future-earth/media-centre/relevant_publications/future-earth-research-framework